Cécité organisationnelle

organizational blindness

En 1970, le journal scientifique Nature publiait un petit mais important article de Colin Blakemore and Grahame F. Cooper, neuro-physiologistes à l’Université de Cambridge. L’article intitulé « Development of the Brain depends on the Visual Environment » (le développement du cerveau dépend de l’environnement visuel), décrivait les résultats d’expériences au cours desquelles ils avaient élevé des chatons dans un environnement où ils étaient confrontés soit à des lignes verticales, soit à des lignes horizontales, mais jamais aux deux. Dans ce contexte, une fois adultes, ces chatons devenaient virtuellement aveugles aux lignes orthogonales à celles auxquelles ils avaient été exposés, leur cerveau s’étant adapté à la nature de leur environnement.

Extension du domaine de la hiérarchie

Les hiérarchies sont sans doute aussi anciennes que le monde. Pourtant, bien que les sociétés primitives de chasseurs-cueilleurs aient été égalitaires, leur organisation sociale impliquait de nombreuses hiérarchies temporaires, leur permettant de déléguer l’autorité à des individus ou des groupes spécifiques, en réponse aux nécessités du moment. Les causes et l’histoire des hiérarchies de statut si typiques de nos sociétés et entreprises n’est pas facile à décoder. Dans « Human Evolution and the Origins of Hierarchies »(L’évolution humaine et les origines des hiérarchies), Benoît Dubreuil a développé une intéressante théorie les reliant au développement de sociétés étendues, une évolution corrélée notamment au développement de l’agriculture, à une époque où les être humains ne possédaient pas les facultés cognitives nécessaires pour les gérer de façon égalitaire.

Que nous souscrivions ou non à la théorie de Dubreuil, le fait est que les hiérarchies basées sur le pouvoir (dans lesquelles le statut, en tant que moyen de domination sociale ou économique, devient synonyme de pouvoir) sont une des clefs du paradigme dominant qui prévaut dans la plupart de nos entreprises, et qui, loin d’être contenu à l’intérieur des limites de l’entreprise, préside à la plupart des relations production-consommation entre l’entreprise et ses clients. La rengaine « nous produisons, vous consommez », née à une époque d’industrialisation et de marchés de masse, ne représente rien d’autre qu’une généralisation des hiérarchies, à l’intérieur de laquelle les clients renoncent à penser de manière critique à leurs besoins réels et à décider par eux-mêmes de leur manière de consommer, contre une accumulation de biens et de services produits en leur nom (ou malgré eux). Du point de vue de l’entreprise, les clients sont devenus le dernier maillon d’une chaîne de production sur le mode commande-et-contrôle, sans qu’il leur soit réellement possible de donner leur avis (les numéros verts ne datent que de la fin des années soixante), et obéissant à un ordre unique: « achetez ».

Lorsque, après la Seconde Guerre Mondiale, les entreprises ont évolué, passant d’une orientation produit à une orientation marketing, elles n’ont pas pour autant libérés leurs clients de ces liens hiérarchiques. Au contraire, en se concentrant et en attisant les attentes de leurs clients, elles ont induit dans leur esprit d’avantage de comportements hiérarchiques, leur pouvoir économique discrétionnaire se traduisant en consommation ostentatoire et tension sociale. Sous le couvert de développement des entreprises et du commerce, la corne d’abondance ouverte durant les Trente Glorieuses s’est transformée en tyrannie de la consommation, sous le règne de laquelle la rigidité en vigueur dans l’entreprise s’est étendue au grand public. Une attitude parfaitement symbolisée par la déclaration de Patrick Le Lay, alors PDG de TF1, lors d’une interview: « ce que nous vendons à Coca-Cola, ce sont des minutes de cerveau humain disponibles ».

Gérer la complexité

Entretemps, le monde a changé. Dramatiquement. Les certitudes d’hier ont disparu derrières de multiples possibles et des choix incertains, tissant des environnements complexes au sein desquels il n’y a ni trajet simple, ni option réellement sûre. Des flux constants d’information s’écoulent autour de nous, requérant, de notre part, pour en faire sens, un niveau de jugement et de savoir de moins en moins à la portée de l’individu isolé. En même temps, la technologie nous permet de nous connecter et d’interagir sans quasiment de limite, recomposant nos comportements de consommation à travers l’apprentissage collaboratif et l’intelligence distribuée. La complexité grandissant, nous comptons de plus en plus sur nos relations pour qualifier l’information. Nos réseaux sont devenus nos filtres.

Les entreprises, elles aussi, ont évolué. La production de masse est devenue, pour beaucoup d’entreprises et dans de nombreux secteurs, un fantôme du passé. La technologie offre de nouvelles possibilités de mieux écouter les clients, de les segmenter au niveau quasi-individuel en fonction de critères économiques, comportementaux et sociaux, et de réer de nouveaux canaux permettant des interactions un échange d’information plus pertinents.

Et pourtant…

Et pourtant les entreprises considèrent toujours leurs clients comme s’ils étaient le dernier niveau de leurs hiérarchies internes. Elles continuent à croire que, bien que confinées dans un paradigme bâti sur des silos, des hiérarchies, et l’impuissance des employés en front office, elles peuvent apprivoiser la volonté et les attentes de clients organisés en réseaux. Comme dans les expériences de Blackmore, elles agissent comme si, nées dans un monde où les hiérarchies constituaient la structure la plus pratique pour générer du profit et optimiser la performance, elles étaient devenues incapables de voir à quel point le monde autour d’elles avait changé. Elles se comportent comme si les employés étaient isolés du monde extérieur, et à l’abri de changements qui touchent pourtant l’ensemble des êtres humains. Elles fonctionnent comme si la rigidité et l’expertise en boîte étaient capables de rivaliser avec l’imagination et la souplesse de réseaux de consomm-acteurs.

Jouer selon de nouvelles règles

Dans un monde où vos clients sont plus malins que vous, vous n’avez d’autre choix que de jouer selon leurs règles pour survivre. Malgré ce que certains disent, l’essor actuel de ce que l’on appelle économie collaborative ne représente sans doute pas le futur du monde du travail, car la plupart de ces nouvelles entreprises fonctionnent toujours d’une manière lourdement centralisée et capitaliste, mettant essentiellement à profit les réseaux externes pour le bénéfice d’une hiérarchie étroite. Cependant, elle montre clairement que chaque industrie, chaque entreprise, court aujourd’hui le risque d’être disruptée par des nouveaux venus capables de répondre à des besoins réels, profondément ancrés dans les réseaux. Des majors de l’industrie musicale à la location de voiture, de l’hôtellerie à l’immobilier, la liste des exemples grossit de jour en jour.

C’est un drôle de monde au-dehors. La confiance et la crédibilité sont les pierres angulaires à l’aune desquelles nous digérons l’information, soupesons les recommandations et créons du savoir au sein de nos réseaux. A moins de prendre conscience de cette réalité nouvelle, les entreprises ne seront pas capables d’en tirer parti. Ce qui a fonctionné à une époque dominée par un état d’esprit de production hiérarchisée est devenu obsolète. Pour créer de la valeur pour des clients en réseaux, il faut être capable de plonger dans ces réseaux, et d’adopter leurs règles et leurs principes, sous peine d’être éjecté comme un corps étranger d’un organisme vivant.

Pour la plupart des entreprises, ce ne sera pas chose facile. Des décades de centralisation à la recherche d’efficacité, des années de mise en forme capitaliste à la recherche de profit, ont calcifié leur structure en hiérarchies aveugles et chaînes de pouvoir à sens unique. Dans leur cas, la technologie ne servira qu’à renforcer le status quo, et non à initier une quelconque sorte de transformation. En tant que clients, en tant qu’êtres humains, nous savons comment nous connecter, comment co-créer de la valeur, sociale autant qu’économique. Nous pouvons faire la même chose dans le monde du travail. Il faut nous faire confiance, renoncer à tout contrôler, et s’engager à construire une structure organisationnelle favorable. Il faut -seulement- ouvrir les yeux, et apprendre comment supporter la lumière crue de notre nouvelle réalité.

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D’un siècle sans espoir naît un siècle sans crainte

logo_21esiecleJe n’ai pas pour habitude, sur ce blog, de présenter ou des commenter des livres. Certains, comme Cécil Dijoux sur #hypertextual, le font déjà brillamment. Si je fais aujourd’hui exception à la règle, en empruntant une citation d’Alfred de Musset pour le titre, c’est parce qu’il ne s’agit pas réellement d’un livre -il est néanmoins destiné à le devenir par la suite-, mais surtout parce que « Le 21ème siècle » (21emesiecle.quebec, auquel le gouvernement du Québec a fait l’honneur d’accorder le premier nom de domaine en .quebec), co-écrit par Michel Cartier et Jon Husband, nous offre un ensemble de clefs fondamentales pour la compréhension des transformations qui agitent l’ensemble de nos sociétés occidentales.

La partie immergée de l’iceberg digital

Il n’est pas de jour sans que l’on entende parler du digital, et de la manière dont la technologie impulse la modification de nos comportements les plus banaux, emportant dans son sillage le monde du travail, l’organisation des entreprises et les modèles économiques. Pour les auteurs du « 21ème siècle », cette mutation technologico-économique, qu’ils traitent d’ailleurs en détail, n’est qu’une des facettes d’un changement plus radical, d’une véritable rupture facilitée par la digitalisation de l’information et véhiculée par l’internet, vers un Nouveau Monde, qui, selon leurs mots, « pourrait devenir une société de la connaissance ».

Dans la lignée de Marshall McLuhan, qui a décrit dans « La Galaxie Gutenberg » et dans « Pour comprendre les médias », l’évolution de l’influence des médias sur notre perception du monde, Cartier et Husband démontrent que le passage que nous vivons, de l’ère de l’écrit à celui des « images-écrans », nous propulsent dans un monde entièrement différent. En passant d’une relation au savoir essentiellement narrative à une relation immersive, et donc émotionnelle, notre vision de la réalité se transforme.

Si, pour Manuel Castells, la montée en puissance des réseaux, des technologies nomades, et d’une culture marquée par l’hédonisme, sont concomitants, pour les auteurs du « 21ème siècle », ces facteurs sont tous trois liés à la transformation de notre manière de recevoir, de traiter et de réagir à l’information dans laquelle nous baignons. L’idéologie économique qui, pour Guy Debord, était étroitement liée à un modèle de consommation de masse, et qui prévalait dans l’ère industrielle, est en train de basculer au profit d’un monde où l’individu, à la fois hyper-connecté et isolé, favorisera la recherche d’un bien-être collectif. Un basculement qui se fait à la fois sur le plan technologique, économique et sociétal.

Des pistes pour une société de la connaissance

Michel Cartier et Jon Husband ne prétendent pas donner de réponse aux défis que nous pose cette transformation. « Nous sommes devenus des voyageurs sans carte et sans boussole », écrivent-ils. Il n’en demeure pas moins que « Le 21ème siècle » apporte un éclairage fascinant et puissant sur la période de transition que nous sommes en train de vivre. Partant de la nature nouvelle de l’information, le site présente ensuite la manière dont cette information est traitée, véhiculée, puis diffusée, pour ensuite en aborder les aspects économiques et sociétaux, posant à chaque étape des questions fondamentales pour lesquelles il n’existe encore à ce jour pas de réponse satisfaisante. Il s’agit là d’un ouvrage foisonnant, passionnant, dans lequel je ne peux que vous conseiller de vous plonger sans délai. La biobibliographie qui accompagne chaque section représente, à elle seule, une bibliothèque idéale pour « l’honnête homme » du vingt-et-unième siècle.

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Ils ont changé ma chanson

broken organization

credit: Erwin Schoonderwaldt

« Look what they done to my song ma
Look what they done to my song
It’s the only thing I could do alright
And they turned it upside down
Oh ma, look what they done to my song »
– Melanie –

Nous connaissons l’importance de l’expérience, de l’accumulation d’astuces, de conseils et de raccourcis qui nourrissent notre curiosité et notre capacité à nous adapter à des situations nouvelles. Pourtant, nous jugeons essentiellement les talents et compétences d’une vie sur un curriculum et des diplômes, donc généralement sur une période de cinq à huit ans. Est-ce raisonnable ?

Nous connaissons la valeur de la créativité, de l’expérimentation et de la curiosité intellectuelle. Pourtant nous demandons à notre jeunesse de renoncer à la part la plus créative et innovative de leur vie pour se conformer à un carcan formel que nous appelons éducation. Pouvons-nous réellement nous adapter à un environnement sans cesse changeant en faisant perdurer un tel processus mécaniste ?

Nous cherchons la croissance économique. Pourtant les ressources sur lesquelles nous nous appuyons sont limitées, si ce n’est en déclin. La seule ressource infinie à notre disposition est le savoir, pourtant nous laissons de plus en plus de gens, et donc de plus en plus de sources de savoir, sur le bord du chemin. Est-ce soutenable ?

Nous recherchons, encourageons et mesurons la performance individuelle. Pourtant, tout coach sportif sait que ce qui compte est l’efficacité collective, et que la performance individuelle est souvent un obstacle. Est-ce sensé ?

Nous accordons de la valeur à nos clients. Pourtant, nous continuons à les bombarder de produits dont ils n’ont pas besoin, avec la fausse promesse d’une vie meilleure, alors que seul le chiffre d’affaires nous importe vraiment. Est-ce honnête ?

Le monde dans lequel nous avons vécu n’existe plus. Pourtant, tous les mécanismes et les certitudes qui ont prévalu durant l’ère industriellement toujours ceux qui gouvernent notre système éducatif, nos entreprises, notre vie. Nous chantons toujours la même chanson, avec de nouvelles paroles et de nouveaux instruments, alors que le besoin de changer de mélodie devient de plus en plus évident. Nous n’avons pas besoin de nouveaux interprètes. Pour réussir dans le monde d’aujourd’hui, nous avons besoin de nouveaux compositeurs.

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Le retour de Venn – Le futur du business

Mon dernier billet a généré quelques commentaires intéressants. En repensant au petit exercice auquel je me suis livré – représenter la structure des organisations par des diagrammes de Venn – je réalise que mon angle était quelque peu entreprise-centrique. Un « client », en tant que concept, est réducteur lorsque l’on parle des relations entre l’individu et l’entreprise. Pourquoi au lieu de se concentrer sur le monde du travail à l’intérieur de l’entreprise, ne pas prendre en compte le contexte plus large dans lequel s’inscrit le travail ? Le travail, en fait, est l’activité humaine consistant à produire des artefacts – des biens et services, bien sûr, mais aussi du capital, ou du savoir – en vue de générer des échanges. Ce genre de transactions – non marchandes, si nous considérons l’échange de savoir comme une transaction –  existé depuis l’aube de l’humanité, au sein des premières tribus de chasseurs-cueilleurs, et comprenaient à la fois des transactions physiques et symboliques entre les individus et la communauté à laquelle ils appartenaient. Un monde simple…

Le monde historique des transactions

 

En fait, pas tout à fait. Depuis la première pierre taillée, la technologie a toujours joué un rôle majeur dans l’extension des capacités humaines. Si nous pouvons illustrer ainsi le contexte dans lequel ont eu lieu les premières transactions…

Le vrai monde historique des transactions

 

… une fois quittée la préhistoire, les intérêts individuels ont de plus en plus perdu de leur importance au cours du temps au profit du collectif. La technologie a commencé à permettre d’accomplir des tâches plus sophistiquées, requérant souvent plus d’un individu pour ce faire. De un-pour-un ou un-pour-beaucoup, les mécanismes de production, favorisés par la division croissante du travail, devinrent beaucoup-pour-peu importe, faisant naître le besoin de structures formelles pour encadrer et optimiser une production tirée par la technologie.

Productivisme et mal organisationnel

Avec la Révolution Industrielle, un important changement survint: la plupart des progrès technologiques ne servirent plus l’individu isolé, mais requirent au contraire une structure collective pour délivrer leur potentiel. Les entreprises non seulement devinrent la conséquence logique de l’évolution économique, mais constituèrent le partenaire naturel de la rapide évolution technologique qui se produisit tout au long du XIXème siècle. Il serait bien trop rapide de dire que les grandes entreprises ont été une nécessité technologique, mais le fait est, en ces temps pré-syndicalistes, que l’essentiel des résistances au monde naissant du travail ne concernèrent pas des conditions de travail détériorées, mais furent directement liées à la technologie, comme le décrit François Jarrige dans « Face au au monstre mécanique : Une histoire des résistances à la technique« . La révolte des Luddites au Royaume-Uni en 1811 en fut un exemple parmi tant d’autres.

A la même époque se produisit un autre changement majeur: l’émergence de l’état nation. En fournissant un contexte tout autant symbolique que pratique au sein duquel la plupart des échanges mettant en jeu la communauté pouvaient prendre part – administration, lai, éducation… – et sécurisant l’identité de cette communauté à travers un territoire distinct et infrangible, l’état nation permit aux entreprises de se libérer de leur devoir envers la communauté à laquelle elles appartenaient, leur permettant de poursuivre un destin exclusivement économique. La dynamique complexe des relations interpersonnelles impliquées dans les transactions traditionnelles disparut, remplacée par la seule dynamique des marchés. Dans ce paradigme émergent, les individus commencèrent à être vus à travers un prisme dichotomique: ils devinrent soit des employés, au service de la production, soit des clients, au service de la transaction. Dans les cas les plus cyniques, cette dualité devint un cercle autonome; Henry Ford augmentait ses employés afin qu’ils puissent acheter ses propres voitures.

En partant du diagramme de mon précédent billet, voici comment nous pourrions représenter l’entreprise au cours des ères industrielle et post-industrielle:

Le monde industriel des transactions

 

A partir de ce simple diagramme, il est facile de discerner les symptômes de l’actuel malaise organisationnel que nous pouvons aujourd’hui observer autour de nous:

  • Démotivation. Le productivisme n’est pas un idéal humain. En réduisant les employés à des outils de production, en dissociant le travail du reste des activités humaines, les entreprises ont créé des forteresses conceptuelles et fonctionnelles. La promesse d’un salaire récurrent n’est pas un objectif suffisant pour susciter et entretenir la motivation dans un tel isolement.
  • Individualisme à tous crins. Le client est roi, bien sûr, mais un siècle de consumérisme a flatté notre ego de manière démesurée. Les entreprises ont fonctionné de manière apparemment paradoxale: pour développer la production de masse, elles ont flatté -et créé- les besoins et les attentes de l’individu de façon de plus en plus ciblée, encourageant la consommation ostentatoire et favorisant des comportements hédonistes déviants. En jouant ainsi aux apprentis sorciers, les entreprises ont permis à cet individualisme forcené de se développer à l’intérieur de leurs propres murs, favorisé par les structures hiérarchiques et la concentration du pouvoir.
  • Fossé éthique. En se détournant du collectif, les entreprises ont grandi dans le mépris des problèmes impactant les communautés humaines, dans certains -la plupart ?- des cas les aggravant: dégradation de l’environnement, inégalités sociales, fracture culturelle,…

Vers un nouveau monde

Cependant, une forme complètement nouvelle de technologie est apparue, faisant voler en éclat les comportements de l’âge industriel plus rapidement encore que les précédentes avancées technologiques les avaient fait naître. Pour la première fois dans l’histoire, un outil, l’ordinateur personnel, une fois associé à l’internet, est devenu à la fois un outil de production et un outil de consommation, remettant en question la relation producteur-consommateur sur laquelle était basé le paradigme industriel, effaçant les lignes précautionneusement tracées entre le travail et les autres activités, libérant l’individu de cette dichotomie, lui permettant de penser autrement son propre rôle et de se connecter aux autres sans relâche.

Il n’est donc pas étonnant que la plupart des technologies conçues autour de l’ordinateur dérivent de cette prise de conscience et en partagent les caractéristiques:

  • Elles sont personnelles. Contrairement aux technologies de l’ère industrielle, elles sont conçues pour l’individu, et ne nécessitent ni infrastructure lourde ni étroite coordination pour être utilisées. En fait, les entreprises ont beaucoup de mal lorsqu’elles cherchent à les mettre en oeuvre dans le cadre de leur mentalité commande-et-contrôle, mettant à mal leur notion étroite de la productivité.
  • Elles sont adaptatives. Comme l’explique Manuel Castells, les réseaux qui se constituent grâce aux technologies de l’information ne tirent pas leur supériorité sur les organisations hiérarchiques centralisées de leur nature intrinsèque. Leur avantage provient de leur flexibilité, de la capacité de s’adapter à des environnements changeants afin de « dé-centraliser la performance et partager la prise de décision » en accord avec le contexte qu’ils permettent.
  • Elles sont à usage multiple. Ces technologies sont elles-même en réseau et modulaires, fournissant à l’homme des moyens inédits de se conformer à des usages multiples, et de les utiliser à des fins dépassant la production ou la consommation. Contrairement aux technologies ayant émergé avant elles, leur impact sur la société n’est pas prédéterminé, et dépend du bon vouloir de ceux qui les utilisent, pour le meilleur comme pour le pire.

Hyper-connectivité et réallocation dynamique des ressources basée sur la confiance sont les caractéristiques principales d’un monde nouveau, en réseau, qui se construit sous nos yeux, monde qui permet le développement de micro-marchés et la ré-appropriation de la production par l’individu, devenu à la fois producteur et consommateur.

Le monde collaborait des transactions

 

L’infrastructure de notre société, façonnée autour du précédent paradigme centralisé, est lente à s’adapter. Notre monde actuel du travail basé sur la rémunération, renforcé par un système bancaire omnipotent, restreint notre capacité à adopter une économie basée sur les réseaux. Nos états nations qui, après avoir facilité la domination de l’entreprise mécaniste, pourraient paradoxalement être un acteur clef dans le développement d’un monde de consommacteurs, sont aujourd’hui trop faibles pour jouer ce rôle.

Ce n’est pourtant qu’une question de temps. Dans nos économies en quasi-récession, le mouvement vers l’individualisation et l’auto-détermination atteint le marché du travail, le travail à temps partiel et les contrats à durée déterminée constituant une part se généralisant de plus en plus. Le futur du business réside dans la capacité pour une entreprise de créer de la valeur pour, à partir de, et à l’intérieur, des réseaux. Le type de structures à liens multiples que les entreprises construisent de plus en plus au sein de leurs écosystèmes n’est pas suffisamment flexible pour écarter le risque d’être disruptées par des acteurs émergents de l’économie collaborative naissante. Pour éviter cette disruption, les entreprise n’ont pas vraiment le choix. En interne, elles doivent se comporter en réseaux pour s’adapter à leur environnement, et donc adopter les principes organisationnels d’une wireachie. En externe, elles doivent agir en tant que noeuds dans les plus réseaux formés par nos communautés et notre société toute entière: porteuses de sens, forces actives de soutien et dignes de confiance. Pour beaucoup d’entreprises, le chemin sera long. Mais c’est là le monde dans lequel nous, en tant qu’êtres humains, commençons déjà à vivre.

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Les aventures de Venn dans le futur du travail

Les aventures de Venn dans le futur du monde du travail

J’ai été invité il y a quelques semaines à intervenir lors de la conférence BPM Conference Portugal, par son organisateur, et hôte charmant, Alberto Manuel. Ma présentation portait sur l’incapacité pour les processus business, de traiter de manière adéquate les problèmes du monde réel, tant sous l’angle de vue d’un employé que de celui d’un client. En ce sens, les entreprises, les travailleurs et les clients vivent dans des mondes différents, chacun avec son propre language, ses propres comportements et attentes.

Le lendemain, au cours d’une conversation à l’aéroport avec Chris Potts, qui avait délivré une brillante présentation sur l’architecture d’entreprise, celui-ci me fit une superbe suggestion: pourquoi ne pas résumer ces trois conceptions du travail à travers un diagramme de Venn? j’ai ruminé ce moment de vérité pendant un certain: comment représenter l’entreprise à travers un diagramme de Venn?

La représentation du monde du travail pré-industriel est assez évidente.

entreprise pre-industrielle

Avec la révolution industrielle, le monde du travail, sous l’influence de technologies clés et de puissances industrielles en plein essor, s’est transformé rapidement. Ces technologies ont permis des gains de performance sans précédent, ainsi qu’une énorme rationalisation des produits et des services. Avec le besoin – et la volonté – de standardiser les moyens de production, est né la standardisation du travail lui-même. Voici ce à quoi ressemblaient les entreprises dans un monde dominé par les transactions.

entreprise industrielle

Aujourd’hui, la donne a changé. Dans un monde envahi par la complexité et immergé dans l’hyper-connectivité, secoué par l’émergence de schémas culturels et économiques de consommation collaborative, cette représentation est définitivement obsolète. Pourtant, de quelle manière représentons-nous le monde actuel du travail, fragmenté par la technologie, déchiré entre un idéal de leadership et des impératifs productivistes? Voici comment bien des acteurs et penseurs de l’enterprise 2.0 et du social business représentent les forces à l’oeuvre dans l’entreprise d’aujourd’hui.

Venn3fr

Le problème est que… cette représentation est définitivement défectueuse, pour au moins deux raisons.

Où sont passés les clients?

On ne répétera jamais assez cette citation de Peter Drucker: « La seule définition valide de la raison d’être d’une entreprise est de créer un client ». Les clients ne sont pas seulement la raison d’être, mais aussi le moteur et l’essence des entreprises. La force derrière la plupart des changements auxquels les entreprises font aujourd’hui face vient de l’univers du consommateur; non seulement doivent-elles à présent faire avec de nouveaux modes de consommation, mais elles courent de plus en plus le risuqe d’être disputées par leurs propres clients. Qu’elles le veuillent ou non, les clients sont devenus la plus importante partie prenante des entreprises. SI elles ne se transforment pas, leurs clients se passeront d’elles; ils sont déjà en train de créer de nouvelles manières de créer, de partager et de consommer.

La technologie n’est pas un sujet, du moins pas celui auquel on pense

Faciliter l’adoption des technologies nouvelles et l’émergence des pratiques de travail générées par ces technologies semble être la lingua franca de la transformation des entreprises. Mais prenons un peu de recul. Pouvons-nous sérieusement admettre, sans remettre nos présupposés en question, que les personnes empêtrées dans l’utilisation de plateformes collaboratives dans le cadre de leur travail sont les mêmes qui sans même y penser jouent avec plus de puissance informatique que n’en possédait la NASA il y a une vingtaine d’années? Et je ne parle pas de quelques favorisés, mais de plus de 1,7 milliard de possesseurs de smartphones, qui franchissent allègrement « le puits des désillusions » avec la même aisance qu’un simple caniveau. Si la technologie est devenu un tel obstacle dans l’évolution des entreprises, cela pourrait bien être, non pas parce que les hommes ont du mal à adopter les comportements que l’on est en mesure d’espérer dans une entreprise qui se transforme, mais parce ce que nous ne leur fournissons pas les outils dont ils ont réellement besoin.

Le vrai sujet, en ce qui concerne la technologie, repose à l’interface entre l’entreprise et ses clients. L’automatisation a optimisé une myriade d’opérations transactionnelles, et, alors que de plus en plus d’objets sont connectés – selon Gartner, l’Internet des Objets atteindra plus de 26 milliards d’objets connectés d’ici 2020 – la plupart de ces opérations s’exécutent sans interaction humaine, ce qui pose un problème nouveau aux entreprises.

Maintenir l’homogénéité entre toutes ces interactions machine-à-machine et fournir les éléments d’une expérience client transparente et fluide dans un monde en self-service va devenir de plus en plus complexe, amplifiant la nécessité de soutenir des conversations authentiques et sincères. Le coeur des entreprises ne bat pas en leur centre, mais à leur périphérie. La transformation qu’elles vont devoir entreprendre pour prospérer, voire pour simplement survivre, aura lieu à l’interface entre leur structure, leurs employés et leurs clients. Si l’on pouvait représenter le futur du monde du travail par un diagramme de Venn, voici à quoi il peut ressembler.

le futur du monde du travail

SI cela vous intéresse, voici ma présentation de la Conférence BPM.

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