Nos organisations sont en mauvaise santé, ce n’est plus un secret pour personne. Plus un jour ne passe, sans que ce constat ne soit discuté, disséqué, tant dans ses causes que dans ses effets, ni sans que les pratiques hiérarchiques et bureaucratiques en exercice dans de très — trop — nombreuses entreprises ne soient montrées du doigt, et présentées comme les vestiges toxiques des structures qui se sont développées et ont régné en maître dans une période marquée par la révolution industrielle.
De ces analyses ressort généralement un autre constat : nos entreprises sont inadaptées à notre époque hyperconnectée, et, pour survivre, elles doivent de toute évidence se transformer, se réinscrire dans une dynamique d’innovation et renouer avec des valeurs humaines. Pour atteindre ces objectifs, ou du moins progresser dans la bonne direction, les principes et méthodes proposés ne manquent pas. Bien peu, pourtant, ont su faire leurs preuves au-delà des quelques exemples détaillés en boucle à longueur de conférences et d’ateliers. Au nombre des raisons principales de ce qu’on peut qualifier d’aveu d’impuissance, on peut citer, bien sûr, le fait que chaque entreprise est unique, et que le « one size fits all » est voué à l’échec. Il y a également le fait que beaucoup de ces approches sont prescriptives, et que l’on ne peut pas plus plaquer une méthode toute faite sur ce qui doit émerger de manière organique que l’on ne décrète un changement de culture.
Mais, bien que ces raisons soient déterminantes dans l’explication du peu de progrès réalisé dans la transformation des entreprises, il est une question, fondamentale, bien peu abordée à ce jour : regardons-nous l’entreprise sous le bon angle ? Il me semble que bien souvent nous la considérons comme une île, en isolation totale du reste de la société.
Gary Hamel a récemment publié un article intitulé « Top-Down Solutions Like Holacracy Won’t Fix Bureaucracy » (les solutions prescriptives telles que la holacracie ne sont pas des solutions à la bureaucratie), dans lequel il plaide pour l’organisation de hackathons internes pour développer et tester des idées nouvelles au sein de l’entreprise de manière « bottom-up ». L’approche est vertueuse, bien entendu, et souligne l’inefficacité des approches prescriptives. Mais est-il vraiment envisageable de mettre en échec la bureaucratie ?
La bureaucratie est tout autour de nous, dans nos institutions, dans la gouvernance de l’état, dans celle des collectivités, dans l’infrastructure de nos banques… La bureaucratie conditionne et contraint chaque recoin de notre vie privée, de l’accès au logement à l’accès au travail, à la santé, à l’éducation… L’ensemble des mécanismes qui régissent notre société sont profondément empreints de bureaucratie, et, dans ce contexte, chercher à libérer l’entreprise de ses entraves internes sans agir sur le cadre sociétal lui-même équivaut à vouloir vider un bocal au fond de la mer.
De tous les maux dont souffre aujourd’hui l’entreprise, il serait important de distinguer ceux qui, comme la pandémie bureaucratique, touchent tous les aspects des interactions humaines, de ceux qui lui sont propres. Ce n’est pas chose facile, tant les dysfonctionnements de l’ensemble de nos institutions deviennent chaque jour plus apparents. Ce n’est pourtant qu’à ce prix que nous aurons la capacité de faire émerger le chemin de l’évolution vers une entreprise plus humaine, et de traiter, au sein d’une société malade, des organisations encore plus malades.
SI l’on considère l’entreprise comme un organisme, il est frappant de constater à quel point son comportement s’apparente à celui d’un individu atteint de ce qu’on appelait encore récemment le syndrome d’Asperger.
- Troubles de la communication
Comment comprendre autrement le fait que, en entreprise, on attende des employés un comportement différent de celui qu’ils ont dans leur vie personnelle ? Comment expliquer le manque d’appel à la créativité, à l’intuition, à la résolution informelle de problèmes qui caractérise tant d’entreprises, alors que ce sont des caractéristiques propres à l’être humain que nous ne cessons de manifester dans notre vie de tous les jours ? Le fossé de plus en plus grand existant entre communication et comportement corporate et nos modes naturels de communication en réseau peut difficilement trouver d’explication autre que pathologique.
- Troubles de la socialisation
C’est là un domaine dans lequel on retrouve la plupart des maux desquels on accuse l’entreprise, et dont les symptômes sont étonnamment similaires à ceux manifestés par un Asperger :- Résistance au changement (est-il nécessaire de commenter ?)
- Rigidité comportementale, manque de recours à l’intuition (omniprésence des hiérarchies et des processus)
- Fixation obsessionnelle sur des domaines spécifiques (financiarisation excessive des objectifs, hyperspécialisation des rôles)
- Difficulté à comprendre les interactions sociales (inadaptation à la complexité)
- Difficulté à comprendre les attentes de l’entourage (manque de compréhension des attentes des clients)
Bien entendu, considérer ainsi l’entreprise sous l’angle de l’anomalie fonctionnelle et relationnelle n’apporte bien sûr pas de réponse à l’importante question de changer un modèle de management dépassé, mais nous présente de nouvelles options que nous devons prendre en compte dans notre réflexion sur les maladies dont souffrent les organisations. Comme pour toute maladie mentale grave, nous ne la « traitons » pas, nous ne pouvons généralement pas le faire. Nous devons plutôt agir à la fois sur les symptômes présentés par le patient, afin de les réduire, et sur les relations entre le patient et son environnement, afin de les faciliter.
Le hackathons du management, tels que les suggère Gary Hamel, le management lean, la mise en pratique, à la marge de l’entreprise, du design thinking ou des principes de la wirearchie, sont quelques-unes des méthodes qui peuvent nous aider dans l’atténuation des désordres internes de l’entreprise. Par contre, elles ne tiennent pas compte des deux autres dimensions du problème : assouplir les liens entre l’entreprise et la société, et chercher à résoudre les problèmes bien plus vastes de la société elle-même, problèmes tels que la bureaucratie, et qui ne sont pas propres à l’entreprise. Ces derniers sont des problèmes irréductibles, au-delà de notre portée, et qui, hélas, demanderont bien plus longtemps qu’une vie humaine pour être résolus. Mais comment se fait-il que personne ne pense à réparer les organisations en les considérant depuis le contexte au sein duquel elles se trouvent ?
Imaginez une société dans laquelle les entreprises ne jouent plus un rôle central. Une large part des échanges économiques serait sous la responsabilité de communautés locales et/ou décentralisées. Les relations entre travail et revenu seraient assouplies, permettant aux individus de poursuivre des projets personnels sans être inféodés à une entreprise quelconque. Une utopie ? Plus réellement ; l’économie locale et l’économie pair-à-pair se développent à la vitesse de l’éclair, et il faut de plus en plus compter avec des projets tels qu’Ethereum basés sur l’architecture blockchain, projets qui donnent un sens nouveau à la décentralisation ; le revenu de base universel est sur la table de plus en plus d’états. La prochaine étape, en fait, sera de définir pour l’entreprise un nouveau rôle, qui permettra de bénéficier d’une efficacité développée depuis plus d’un siècle, sans avoir à supporter les préjudices d’une personnalité autistique. C’est là notre principal défi pour les années à venir.