Quelle que soit la manière dont nous l’appelons, Entreprise 2.0, social business ou jenesaisquoi collaboratif, ce que nous pouvons actuellement observer est, aux dires des éditeurs, une évolution de plus en plus marquée vers une certaine maturité des principales plateformes. Au cours de son dernier symposium, le Gartner Group a tenu une session intitulée «Managing Social Software Maturity: Supporting Pioneers and Settlers» (gérer la maturité des applications sociales: aider les pionniers et les colons), et prédit un marché proche du milliard de dollars pour les plateformes collaboratives en 2011.
Si vous ne vous êtes pas encore jetés à l’eau, il est maintenant temps d’acheter l’une des ces plateformes collaboratives intégrées, de lire le manuel d’installation, d’embaucher quelques consultants, moi par exemple, afin d’accompagner le changement interne nécessaire, et de commencer à observer les bénéfices d’une communication plus fluide, du partage de savoir contextualisé, et de la collaboration généralisée. Tout éditeur sérieux vous donnera de superbes stickers livres blancs proclamant «améliore la productivité», «ROI garanti» ou «adoption facile et utilisation immédiate». Cela vous semble un peu ironique? Ça l’est, bien sûr, mais c’est ce que maturité veut généralement dire. Et c’est terriblement erroné.
Les défauts de la Méthodologie Projet
Les méthodes de conception et d’intégration de la plupart des applications métiers actuelles sont toujours dérivées du modèle design-build-run. Les méthodes agiles et des méthodologies itératives ont permis d’en accélérer le développement et d’y ajouter de la flexibilité, le prototypage rapide permet une meilleure compréhension et prise en compte des besoins des utilisateurs, mais la Méthodologie Projet originale sévit toujours: une fois les besoins des utilisateurs supposés compris, les outils sont conçus puis développés, et les utilisateurs sont ensuite laissés à eux-mêmes, et doivent inventer leur propre manière de faire ce qu’ils ont à faire.
J’ai rencontré récemment le conseiller clientèle de ma banque afin d’ouvrir un nouveau compte d’épargne. Depuis quelques années, la loi française oblige les banques à ne proposer à leurs clients que des produits dont ils comprennent complètement le fonctionnement et les risques. Aussi, une fois nous être mis d’accord sur un des produits proposés, ma conseillère m’a posé quelques questions autour des opérations financières afin que l’application puisse dresser mon profil d’investisseur. Mais à la fin, le logiciel ne m’a pas proposé le type de compte sur lequel nous étions tombés d’accord. Je ne prends que des risques modérés, mon choix ne posait donc aucun problème, mais il était quand même bloqué par la machine. Ma conseillère a donc pris un papier et un crayon afin de noter pour moi les détails du compte, étant donné qu’elle devrait ensuite modifier à la main mes réponses pour forcer notre choix dans l’application.
Les gens font ce genre de choses dans leur travail tous les jours, parce qu’ils doivent déjouer les processus business pour obtenir les résultats désirés. Ils développent tout en ensemble de «comportements gris» pour pouvoir simplement faire leur travail. L’évidence des défauts inhérents à la Méthodologie Projet se manifeste tous les jours, et les choses s’aggravent lorsqu’il est question d’interactions et de collaboration entre personnes, concepts qui impliquent certaines des dimensions les plus désordonnées de l’esprit humain. Ainsi que Paula Thornton l’a écrit, les exigences sont inapplicables, dans l’univers de l’Entreprise 2.0 plus encore que partout ailleurs.
Un fossé qui s’agrandit
Les logiciels sociaux tentent en fait, en y ajoutant davantage de sécurité, de fiabilité et de convergence d’intérêt, de copier certains des outils disponibles sur l’internet. Il n’y a qu’une seule véritable différence entre les deux sphères, mais elle est de taille. Les application internet sont constamment et organiquement transformées et recréées par les utilisateurs, dans une interaction continue. Le développement produit n’est pas dicté par les besoins des clients (ni par ce que l’on pense que ces besoins puissent être) mais par leurs comportements, en résonance avec leur propre culture.
Bien sûr, les éditeurs les plus puissants ont aussi des clients, et les écoutent. Mais combien de clients exactement? 50? 100? 500? Ce chiffre est-il suffisamment important pour s’assurer que leurs plateformes s’accorderont avec la culture de leurs nouveaux clients? IBM dit que ses produits sont façonnés par les 500 000 IBMeurs qui les utilisent quotidiennement en interne. Cela fait beaucoup de gens, bien sûr, mais cela veut surtout dire que les plateformes d’IBM ont évolué organiquement pour se conformer à leur culture interne et à leur habitudes de travail. Mais cela nous donne-t-il des indices sur la façon dont ces mêmes outils correspondent à des cultures d’entreprise différentes? Combien d’entreprises ont-elles une culture similaire à celle d’IBM? Plus les plateformes sociales s’approchent de la «maturité», plus elles s’apparentent à la Méthodologie Projet défectueuse, obligeant les gens à adapter leurs comportements à des schémas prédéfinis, creusant un fossé entre la façon dont ils doivent se comporter en internes et celle qu’ils développent sur les réseaux sociaux.
La leçon à tirer du bouton «J’aime»
La dimension culturelle liée aux plateformes sociales est encore plus sensible que cela. Le génie de Mark Zuckerberg, lorsqu’il a lancé le bouton «J’aime» sur Facebook, a été, au moyen d’un simple mot, de traverser toutes les couches du sens pour s’adresser directement à l’émotion. Bien sûr, «J’aime» signifie ce qu’il dit, mais il signifie plutôt bien souvent «Je suis» ou «Je m’abonne». Impliquer une émotion était une stratégie brillamment gagnante, de par sa valeur universelle, et parce que cela incitait les gens à cliquer avant de réfléchir aux conséquences possibles de leur action.
Sur le lieu de travail, l’émotion a une place bien plus réduite, et la plupart des actions en ligne relèvent de la pensée, qui relève énormément de la culture nationale et organisationnelle. Le simple bouton qui accompagne le fil d’activité de microblogging de la plupart des plateformes collaboratives peut générer une énorme différence dans la manière dont la plateforme sera utilisée, selon la manière dont il est libellé: écrire «je partage», «je publie», «je raconte» ou «je poste» est tout sauf innocent dans le cadre d’une culture d’entreprise donnée. L’expérience utilisateur mérite bien plus d’attention que celle accordée par un choix externe, et les gens ne bénéficieront du plein potentiel des logiciels sociaux que si cette expérience est en accord avec la façon dont ils travaillent et la culture dans laquelle ils baignent.
Un appel aux éditeurs
Les plateformes collaboratives, parce qu’elles font intervenir les comportements humains et essayent de faire émerger le potentiel collaboratif des individus, ne doivent pas suivre les traces erronées de la plupart des ERPs et applications métier. Ne les faites pas customisables, mais re-pensables. Ne les développez et intégrez pas pour que les entreprises les utilisent, c’est le bon moment pour vous asseoir ensemble autour d’une table et de partager expériences et visions, pour mieux saisir la diversité des comportements collaboratifs. Je sais bien qu’une lutte pour le pouvoir et le profit est en train de se jouer, mais par pitié, jouez le jeu expliqué de long en large dans vos livres blancs: la collaboration, ou si vous préférez la coopétition, est le futur du business. Et ce, y compris pour les éditeurs de plateformes collaboratives.
Merci de cette “mise au point” et de cette vision.
Cordialement
Claude
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