Je suis un internaute averti. En tant que tel, je suis plutôt connecté, et je cultive régulièrement mes réseaux. Je veux dire, je partage. Je partage des moments de ma vie, comme des photos de ce que j’ai mangé la veille, ou des instants de ma vie quotidienne. Je partage aussi ce que je lis, bon, en fait, comme je lis de moins en moins, je partage d’abord, et je lirai sans doute plus tard. Les widgets de partage ont rendu ça vraiment simple, d’un simple clic, je peux informer mes followers sur ce qui m’intéresse. Ou, du moins, sur ce que j’ai découvert. Je suis quelques marques, juste au cas où elles auraient une forme quelconque de réduction à m’offrir.
Comme je le disais, je cultive mes réseaux, y compris mon réseau professionnel. Régulièrement, je demande à des gens de rejoindre mon réseau sur LinkedIn. Plus il y en a, mieux c’est. Et relier mes comptes sur les médias sociaux me permet de rester actif et de partager encore plus facilement. La présence est importante, elle m’aide à accroitre ma crédibilité.
Je partage, mais me soucie du respect de ma vie privée. J’utilise des bloqueurs de publicité sur mon ordinateur et sur mon iPhone, car je ne veux pas être suivi et envahi par des pubs que je n’ai pas envie de recevoir. Je…
Minute ! Pour toutes ces raisons, tout comme les millions de gens faisant de même, je devrais être appelé un parfait idiot.
La publicité et le mythe de la vie privée
Le respect de la vie privée est, bien entendu, un véritable problème. Pourtant, le modèle publicitaire, aussi défectueux qu’il peut être, qu’il soit orchestré par les agences ou directement par les entreprises, voit ses jours comptés. Depuis longtemps, les grandes entreprises ont appris comment nous présenter et nous vendre ce qu’elles veulent. Le lobbying, le packaging, les pratiques de vente sont quelques-uns des éléments du monde physique qui conditionnent largement ce que nous achetons et consommons.
De plus, les acteurs de l’économie digitale amassent et manipulent les données dans une mesure qui leur permet de connaître sur nous des choses que nous ne soupçonnons même pas. Bien des services que nous utilisons opèrent déjà dans un monde post-publicitaire, compilant de l’information sur nos habitudes les plus banales, acquérant des connaissances sur nos comportements hors ligne. Pire encore, l’Internet des objets encore balbutiant pose davantage de questions qu’il n’apporte de réponses. Votre réfrigérateur connait ce que vous mangez, mais saurez vous réellement qui contrôle votre liste de courses ?
L’art perdu de la conversation
Sans doute plus important encore, notre manie de surpartager a occulté la conversation. Au mépris de la nétiquette la plus élémentaire, nous diffusons à la volée notre vie privée sur l’ensemble des canaux sociaux, sans nous soucier de l’intérêt que cela représente pour qui que ce soit. Le message standard de mise en relation sur Linkedin est « je souhaiterais vous ajouter à MON réseau professionnel », aucune mention n’est faite du vôtre. Sur cet Internet de Moi, il n’y a plus de place pour de véritables interactions réciproques. En tant qu’internautes, nous cliquons de plus en plus pour partager, alors que notre attention raccourcit de plus en plus. En tant que clients et consommateurs, nous voulons tout plus vite, moins cher. Dans un état quasi schizophrène, nous exigeons que les entreprises soient à notre écoute, alors qu’en même temps, en tant qu’individus, nous tournons le dos aux conditions propices à l’innovation et aux interactions fructueuses.
Pour paraphraser Winston Churchill, il y eut une époque durant laquelle nous avons donné forme au monde en ligne. Mais à présent, l’internet transforme le monde en une arène de transactions brutales et de visibilité aveugle. Du côté des entreprises, l’inflation globale de nos ego n’est pas sans conséquence. En tant que dirigeants, nous voulons vendre plus, au moindre coût. En tant qu’actionnaires, nous voulons un retour sur investissement le plus rapide et le plus élevé possible. En tant que managers et que leaders, nous voulons les équipes les plus productives possible, les processus les plus efficaces possible. Ces comportements nous conduisent à une grandissante automatisation de ce que nous appelons « interactions », mais qui deviennent en fait des incitations à agir reposant sur des algorithmes, qui à leur tour impliquent réduction d’emplois et moindre capacité d’adaptation.
La ligne entre « Moi, Idiot » et « Moi, Robot » est de plus en plus fine. La Moi-ification grandissante de l’espace conversationnel, tant en ligne que hors ligne, signifie en fait que nous sommes en train de nous démettre de la responsabilité d’affronter la complexité au profit des machines. La première thèse du Cluetrain Manifesto était « les marchés sont des conversations ». Les marchés sont des espaces de négociation, des espaces dans lesquels des flux réciproques de pouvoir et d’autorité prennent place entre les parties prenantes impliquées. Mais lorsque les conversations disparaissent, le besoin de marchés équilibré disparaît également. Des algorithmes seront bientôt capables de décider à notre place ce que nous et ce dont nous avons besoin, rationalisant les transactions le long de processus prédictifs. Nous finirons seuls, au milieu d’une foule connectée.
Un choix critique
Ce proche avenir dystopique n’est pas inévitable, mais nous allons être bientôt confrontés à choix critique. Paradoxalement, alors même que nous nous précipitons tête baissée dans une spirale infernale d’égoïsme high-tech, nous demandons aux entreprises d’assouplir leur structure et de se mettre à notre écoute. NOUS sommes les clients, mais NOUS sommes les entreprises. Il est de notre entière responsabilité de briser ce cercle vicieux, et d’écouter les voix qui nous implorent de développer des relations plus attentionnées. Dans la plupart des cas, la cécité organisationnelle n’est rien d’autre que le reflet de notre incapacité à traiter la complexité avec un état d’esprit ouvert. Ne nous soumettons pas nous-mêmes à l’esclavage de l’obsession actuelle de « délivrer », qu’il s’agit de partager davantage, de mieux prédire, ou de demander plus, mais au contraire reconnectons-nous à notre nature humaine, et renouons de véritables conversations. L’« Internet of Me » est une illusion mortelle, construisons ensemble l’« Internet of Us ».
Image par Shao19 (Own work) CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons.