J’ai toujours été fasciné par les étroites relations entretenues entre la vie et l’univers des jeux de société, et j’ai toujours confusément senti que ce dernier pouvait nous aider à appréhender l’autre. La révélation m’est venue en 1985, par le biais des magistrales chroniques tenues par Fernando Arrabal dans Libération durant le championnat du monde d’échecs de 1985 (Des chroniques que j’aurais aimé aujourd’hui pouvoir relire, hélas sans succès. Si quelqu’un savait par miracle où se les procurer, je lui en serais éternellement reconnaissant). Arrabal démontrait à cette occasion l’étonnant parallèle existant à de nombreuses époques de l’histoire entre la stratégie échiquéenne des grands maîtres, qu’il s’agisse de Steinitz, Capablanca ou, plus près de nous, de Fisher ou de Kasparov, et la stratégie militaire dominante à cette époque.
Mais aujourd’hui, le monde lui-même est devenu un vaste terrain de jeu, et notre vie quotidienne un champ de bataille. Qu’en est-il de cette analogie entre le jeu et le réel ? Il n’a à mon sens pas disparu, bien au contraire. Les échecs ont simplement cédé leur place au rang des paradigmes au profit des jeux de rôles tout d’abord, et aujourd’hui des jeux vidéos. Nous sommes simplement passés, sans parfois nous en rendre compte tant la transition a été rapide, de Klausewitz à Kill Bill. Je ne parlerai pas de la confusion possible entre le jeu et le sérieux (?), entre le virtuel et le réel. Beaucoup d’autres le font avec infiniment plus de talent et de pertinence. Je souhaite simplement mettre en évidence un parallèle qui, de jour en jour, me saute davantage aux yeux.
Des aventures de Super Mario à “Splinter Cell”, nous vivons dans un monde finalement linéaire, de plus en plus conditionné par des relations violentes de pouvoir, où la séduction cède la place à la domination. Un monde à la première personne, où les autres n’apparaissent qu’à travers un prisme idéologique de plus en plus manichéen: ami ou ennemi ? Utile ou inutile ? Supérieur ou inférieur ? La sophistication extrême des simulations qui nous sont aujourd’hui proposées se résoud en un message de plus en plus simple, voire simpliste, et de l’autre côté tout se passe comme si l’économie et la politique ne nous proposaient qu’un visage imposé de l’évolution du monde.
Simulacres ? Oui, en somme, et des simulacres bien moins complexes et fascinants que ceux de la nouvelle du même nom de Philip K. Dick. Des simulacres que nous sommes de plus en plus nombreux à accepter en lieu et place de la réalité, qu’il s’agisse du monde ultra-sophistiqué des “shoot-em up” actuellement sur le marché, ou de celui que nous distillent jour après jour les médias et les RP. Que de nombreux jeux actuels cherchent à simuler la réalité (le succès des “Sims” ou de nombreuse simulations sportives, par exemple) ne nous abuse pas, l’enjeu est davantage dans l’esprit que dans la lettre.
Mais cette chronique ne se veut pas pessimiste. Je suis intimement persuadé que le jeu et la réalité se répondent, sont régis par les mêmes valeurs. Et en observant mes enfants, je pense de plus en plus que les valeurs mises en|dans le jeu précèdent celles qui régissent notre quotidien. Le succès atypique de jeux d’aventure comme “Myst”, l’émergence de nouveaux genres tels que “Rayman”, la persistence de classiques comme “Tetris”, montrent qu’à côté de la culture guerrière dominante croissent de nouvelles aspirations, plus complexes, plus humaines, plus généreuses. Et pour une fois, la technologie se fait notre alliée. Plus elle progresse, plus elle rend la poésie possible… Charge à nous de mettre ces promesses en œuvre.