Egarés dans les territoires – Pourquoi le conseil est à réinventer

Depuis l’aube de l’humanité, l’individu a structuré son identité sociale à travers son appartenance à un ou plusieurs territoires. Cette inscription, géographique, sociale ou symbolique, a permis la genèse et la construction de collectifs aux frontières concrètes, qui se sont transformés en systèmes de plus en plus complexes (villes, entreprises, …) qui ont à leur tour développé leur propre identité (en interne) et se sont structuré à travers échanges et marchés (en externe).

Le XXème siècle a vu ces systèmes s’ossifier, leurs frontières se stratifier, jusqu’à parfois substituer l’optimisation de leur subsistance à leur propre raison d’être. En même temps, les technologies numériques ont facilité la création de nouveaux territoires, virtuels, dont les frontières se transforment continuellement, frontière entre vie privée et vie professionnelle, entre cercles de confiance et de défiance.

Perte d’identité

Aujourd’hui, l’interpénétration du réel et du virtuel, la superposition des territoires qui y sont définis, ont rendu l’identification à un –ou plusieurs- territoires quasiment impossible. Le client est devenu un acteur à part entière de l’entreprise dont il loue les services. Notre rapport à la cité s’abstrait de considérations géographiques, voire politiques. Le sentiment d’appartenance à une entreprise, d’adhésion à des valeurs, se délite. Les systèmes d’échanges, marchands ou symboliques, qui avaient construit les liens entre les divers territoires, se sont de plus en plus dématérialisés et fractionnés, et nos territoires ne nous définissent plus.

A l’intérieur même de ces territoires, qu’il s’agisse d’entreprises ou d’entités urbaines, s’effectue une accentuation de la volonté de contrôler, de planifier, avec des résultats de plus en plus tenus et de moins en moins convainquants. Au-delà des dysfonctionnements de modèles de gestion hérités de la révolution industrielle et urbaine du XIXème siècle, notre impuissance à retrouver une croissance soutenable s’explique par la volonté vaine de gérer ces territoires en tant que systèmes clos. Plus la complexité s’y accroît, plus l’entropie s’installe, et plus les moyens mis en oeuvre pour tenter de maîtriser cette entropie (gestion des risques et de la sécurité, gestion des exigences, management par processus, planification urbaine,… ) croissent en s’avérant de plus en plus dérisoires.

Nous nous comportons comme si les organisations étaient des exo-squelettes clos, et accordons l’essentiel de notre attention aux marchés qui les lient entre elles, leur accordant une vie propre (plus de 96% des échanges économiques ayant lieu de nos jours sont exclusivement financiers, et n’impliquent aucun produit ou service).

Cartes et territoires

Pour les entreprises et les entités urbaines, perte d’identité et dilution de la valeur vont de pair. Leur développement, voire leur survie, fait face à de nouveaux challenges. Les stratégies actuelles d’optimisation des règles sont de moins en moins pertinentes, alors que nous ne maîtrisons plus les frontières de ces territoires; nous devons au contraire chercher à comprendre la logique interne qui les sous-tend. Lorsque les barrages ne sont plus étanches, la première chose à faire devrait être d’apprendre à nager.

Comment créer de la valeur lorsque celle-ci ne prend plus la même signification pour les parties en présence (clients, actionnaires, managers, employés, ou citoyens, alors que la responsabilité sociétale prend de plus en plus d’importance dans nos esprits) ? Comment appréhender l’influence qu’exercent sur nous les territoires auxquels nous appartenons, que ce soit en tant que client, citoyen ou employé d’une entreprise, et celle qu’ils exercent entre eux ?

La plupart des approches et des méthodologies utilisées jusqu’à présent pour aider les organisations sont aujourd’hui caduques. En effet, la complexité rend vaine toute tentative de compréhension globale, ou de résolution de situation unique avec des solutions prêtes à l’emploi. Pour comprendre la dynamique changeante des interactions qui se nouent à l’intérieur et entre les territoires auxquels nous appartenons, nous devons favoriser l’expérimentation, la reconnaissance de motifs spécifiques, tester sans relâche les scénarios possibles, cultiver la résilience. En d’autres termes, nous devons dresser des cartes.

Bien sûr, la carte n’est pas le territoire, ainsi que l’a dit Alfred Korzybski. Mais les cartes ont le pouvoir de reproduire la structure du territoire, nous permettant de nous ré-approprier ses dimensions, tant symboliques qu’opérationnelles. Par itérations successives, elles mettent en lumière de manière fractale les flux d’échanges en action à différentes échelles, nous permettant de conserver une vue holiste du territoire tout en guidant les divers acteurs sur la marche à suivre. L’analyse des réseaux de valeur (VNA), le mapping des parcours client, le blueprint de service, sont quelques uns des outils à notre disposition pour explorer et aider à comprendre les Terrae Incognitae que nos organisations, nos clients et nos villes sont devenues. Pour paraphraser Paula Thornton, nous ne devons pas faciliter l’adoption, nous devons aider à comprendre le design des organisations. Nous ne devons pas conduire le changement, celui-ci survient partout, tout le temps, nous devons aider à s’y mouvoir. Le conseil aux entreprises lui-même doit aujourd’hui s’aventurer sur un tout nouveau territoire.

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5 Responses to Egarés dans les territoires – Pourquoi le conseil est à réinventer

  1. Merci de ce billet,
    J’y ajouterai au sujet de la carte que si elle permet de reproduire la strcuture du territoire, elle permet également de meiux connaître les évolutions des structures de pouvoir, élément d’appréciation important au regard des dimensions symboliques et opérationelles.
    La “cartographie” au coeur du conseil, oui mais à condition d’inciter à la diversité des angles de vue et des perspectives.
    Cordialement
    Claude

    • Thierry de Baillon says:

      Entièrement d’accord, Claude !
      Nous avons affaire à des structures complexes, qui ne peuvent pas être appréhendées depuis un seul point de vue. Diversité des angles de vue, pensée critique, prototypes itératifs, sont au coeur de ce que nous devons mettre en avant. Le design thinking, toujours…
      Thierry

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  4. david says:

    Merci pour ce superbe article.

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