Innover en matière de business modèle, un problème irréductible
Ce billet est le premier d’un article en deux parties co-écrit avec Ralph-Christian Ohr (@ralph_ohr) et cross-posté depuis collaborativeinnovation.org.
Nous vivons à une époque où les technologie émergentes continuent à avoir un impact majeur, tant sur les organisations que sur la société dans son ensemble. La complexité grandissante oblige les entreprises et les économies à opérer dans des systèmes de plus en plus imbriqués. En continuant à considérer ces systèmes de manière traditionnelle, isolée, nous risquons de nous retrouver dans une situation entièrement bloquée. La nouvelle nature hyper-connectée de l’information génère des changements profonds dans l’environnement sociétal aussi bien qu’économique, et pour les entreprises, il est devenu impératif d’apprendre à anticiper les changements en cours et à s’y adapter, ou de courir le risque de disparaître.
Le business modèle, nouvelle unité du design
La durée de vie des business modèles s’amenuise. Les entreprises sont contraintes à se réinventer de plus en plus souvent afin de survivre. Ceci implique de créer et de rechercher de nouveaux marchés tout en continuant à travailler sur les marchés existants: le succès durable dépend de la capacité à intégrer l’innovation, tant incrémentale que révolutionnaire.
Une étude récente d’Arthur D. Little a montré que la proportion de produits innovants dans des marchés nouveaux ou adjacents pourrait devenir trois fois plus importante qu’elle ne l’était il y a dix ans (voir le graphique ci-dessous). Une telle augmentation aurait des conséquences fondamentales sur la manière dont est gérée l’innovation. Pour donner toute leur place à ces innovations radicales, il devient indispensable de créer de nouvelles stratégies et de nouveaux business modèles.
De plus, la 2012 Global CEO Study menée par IBM, intitulée «Leading Through Connections» (diriger par les connexions), indique que lorsque l’on compare les entreprises sur-performantes à celles qui sous-performent, on ne note aucune différence significative dans leur approche de l’innovation en produits et en services, la différence se situant dans leur approche de l’innovation en terme de business modèle. Les sur-performeurs ont tendance à bouleverser des secteurs d’activité entiers. Selon le graphique ci-dessous, ces entreprises ont 48% plus de chances que les autres de percer sur d’autres secteurs, et sont deux fois plus à même d’en inventer de nouveaux. Tom Hulme, d’IDEO, a parfaitement résumé la situation: le business modèle est la nouvelle unité du design.
L’avènement de la co-création
Constamment confrontées à la complexité, les entreprises se rendent compte de l’impossibilité de plus en plus grande d’opérer de manière isolée. Afin de se déplacer plus efficacement le long des courbes en S de l’innovation, elles cherchent à constituer des réseaux ouverts de valeur. Un des autres résultats de l’étude d’IBM confirme le fait que les sur-performeurs ont plus tendance à innover avec des partenaires externes (graphique ci-dessous). Une nette tendance semble ainsi se dessiner vers davantage d’ouverture, de connectivité et d’innovation collaborative dans la création de nouveaux business modèles. D’évidence, co-créer avec des partenaires, qui peuvent même être des concurrents, donne à ces entreprises sur-performantes les moyens de se lancer dans les formes d’innovation les plus avancées. Pour les entreprises, il est devenu fondamental de (re) combiner les capacités internes et externes pour créer de la valeur au-delà de leur pré carré.
Pour S. D. Shibulal, CEO et Managing Director d’Infosys Limited, la co-création est «le futur de l’innovation»:
«notre recherche et notre expérience montrent clairement que le succès des entreprises de demain sera étroitement lié à la participation active de leur écosystème stratégique -un écosystème qui pilote l’innovation avec des participants clefs. A une époque à les entreprises se débattent pour s’adapter aux réalités complexes des marchés, ou pour devenir plus performantes, ou pour développer un avantage compétitif, ou pour tout simplement survivre, celles qui feront converger leurs forces d’innovation ont toutes les chances de prendre la tête. (…)
Enfin, la co-création étend la palette de la créativité, d’une façon telle que les entreprises n’ont plus besoin de restreindre leurs efforts d’innovation aux compétences clefs qui ont déjà fait leurs preuves. Si une expertise leur manque pour explorer en détail un certain domaine, elles peuvent «l’acquérir» en co-construisant simplement cette expertise avec les bons partenaires. C’est une situation gagnant-gagnant. Pour conclure, nous pensons que co-créer des produits, des services, et des solutions qui répondent à des besoins spécifiques des parties prenantes, est le seul moyen pour construire nos entreprises de demain.»
Adopter des stratégies émergentes
Comme nous l’avons déjà esquissé, réinventer une entreprise à travers la recherche de nouveaux marchés requiert une approche différente de celle adoptée pour se développer dans un marché existant. L’exploration de nouveaux business modèles suit une stratégie émergente, développée à travers une démarche itérative de tests, d’ajustements et de validations. Dans la plupart des cas, tant le problème du client (leur problème-à-résoudre, pour traduire le job-to-be-done conceptualisé par Clay Christensen), que la solution (un business modèle viable et réaliste) sont inconnus au départ. Les faire coïncider implique donc de mettre en place un processus de recherche ouvert, sans but prédéfini.
A cause des interactions et des interdépendances existant entre les diverses parties prenantes (telles que clients, R&D, finance, management, actionnaires, fournisseurs, sponsors, etc), chacune possèdant ses valeurs et ses perspectives, le processus consistant à créer et mettre en place un nouveau business modèle tout en conservant l’actuel présente toutes les caractéristiques d’un problème irréductible. Ces «wicked problems» sont aux antipodes des problèmes compliqués -mais ordinaires- qui peuvent être résolus en un temps donné par des méthodes analytiques classiques. Les transitions entre les différents business modèles peuvent être vues comme des processus adaptatifs complexes, évoluant en réponse à des changements fondamentaux de l’environnement business.
Dans «Affronter la complexité et les problèmes irréductibles avec le Design Thinking», nous avons suggéré les «piliers» suivants afin d’affronter correctement de tels problèmes complexes:
- Expérimentation et agilité: dans des environnements complexes et incertains, il est essentiel de laisser des motifs émerger et de déterminer ceux qui conviennent. Chaque expérience met en lumière de nouveaux aspects du problème, ce qui mène à de nouveaux ajustements en vue de la proposition suivante. Au lieu de chercher à trouver la «bonne solution», la compréhension du problème et la solution doivent être «tissées» ensemble dès le départ à travers des itérations exploratoires.
- Approche interprétative: problème irréductible signifie d’ordinaire incertitude radicale, au-delà d’une simple inaptitude à prédire l’option qui obtiendra la préférence. En l’absence de solution spécifiée, il est impossible d’appliquer une méthode de résolution de problème analytique en découpant le problème en morceaux qui puissent ensuite être confiés à différents spécialistes. L’approche adéquate consiste à guider l’ensemble des parties prenantes afin de laisser émerger des idées et favoriser un langage commun dans la compréhension du problème. Comme l’écrit Harold Jarche: «les entreprises doivent élargir la notion de travail au-delà de collaboration en vue d’un objectif, vers celle de coopération opportuniste.»
- Ecosystèmes diversifiés. Etant donné que beaucoup de gens ont un intérêt personnel et particulier dans la manière dont le problème devrait / pourrait être résolu, le processus de résolution d’un problème irréductible est fondamentalement social, et résoudre un problème complexe est un processus fondamentalement social.
Dave Gray, auteur de «The Connected Company», résume bien ces pré-requis:
La diversité engendre la créativité, les écosystèmes sont plus riches lorsque les habitats et les espèces se superposent. Davantage de connexions et de diversité engendre davantage de créativité: les communautés diversifiées sont plus intéressantes, et plus stimulantes (…)
Une stratégie émergente requiert que l’entreprise génère constamment une large gamme d’hypothèses, les testant par des expériences à petite échelle, nourrissant ensuite les plus prometteuses tout en élaguant les autres (…)
Emergence signifie auto-organisation, un ordre qui surgit du bas au lieu d’être poussé depuis le haut. L’émergence est fréquente dans les systèmes complexes où les agents sont autonomes pour se déplacer et interagir pour découvrir des possibilités. Pour qu’une stratégie émergente soit couronnée de succès, il faut qu’il y ait suffisamment d’autonomie, de liberté, et de souplesse dans le système pour que les gens se connectent de façon pair-à-pair, ainsi qu’ils le font dans la SIlicon Valley.
Tout ceci souligne un point important: les stratégies émergentes, et le traitement des problèmes irréductibles, tels que l’innovation en matière de business modèle, nécessitent un environnement organisationnel propice et «social» afin d’exprimer leur potentiel. Ce que confirment les résultats d’une recherche du McKinsey Global Institute: plus le pourcentage de travailleurs en interaction (c’est à dire des employés dont le travail nécessite des interactions complexes avec d’autres gens et un jugement indépendant) sera important dans une entreprise, et plus celle-ci sera compétitive dans son secteur d’activité. Ceci suggère que le fait de rendre les travailleurs en interaction plus efficaces aide à construire une compétence stratégique significative en matière d’innovation et d’adaptation à des conditions instables (voir figure ci-dessous). Les entreprises doivent devenir sociales.
Tim Kastelle a mis en évidence les fondations permettant à un social business de fonctionner: «si vous voulez rendre votre entreprise plus sociale, la culture et les outils doivent fonctionner ensemble. Les outils par eux-mêmes ne résoudront jamais votre problème.» Ils doivent s’inscrire dans une culture d’ouverture, de confiance et de but partagé.
De toute évidence, la nature adaptative et collaborative du social business offre un cadre actionnable à la résolution des problèmes de stratégie et d’innovation, comme nous le verrons dans la seconde partie de ce billet.
En conclusion
L’accélération du changement réduit l’espérance de vie des business modèles actuels. Les entreprises sont donc forcées de se réinventer de plus en plus fréquemment en créant de nouveaux business modèles. Conquérir de nouveaux marchés par le biais de l’innovation en matière de business modèle présente les caractéristiques d’un problème irréductible. Afin de traiter correctement ces problèmes, les entreprises doivent suivre des stratégies émergentes et mettre en place des structures décentralisées et auto-organisées. Le social business apporte une réponse au besoin impératif de mener avec succès la réinvention organisationnelle et d’améliorer l’adaptabilité stratégique en connectant les parties prenantes entre elles.
Lire la seconde partie