Réconcilier l’amélioration et la réinvention organisationnelle à travers le social business
Ce billet est le second d’un article en deux parties co-écrit avec Ralph-Christian Ohr (@ralph_ohr) et cross-posté depuis collaborativeinnovation.org.
Le concept de social business a profondément évolué au cours de ces cinq dernières années. Bien qu’Andrew McAfee, dans sa définition originale, ait spécifié son périmètre comme relevant de «l’intérieur des entreprises, ou entre les entreprises et leurs partenaires ou clients», l’Entreprise 2.0 balbutiante s’est essentiellement consacrée à la collaboration interne. L’accroche d’un des grands événements de cette période, la conférence Enterprise 2.0 de Boston, mentionnait «(…) les technologies et pratiques qui libèrent les travailleurs des contraintes des outils de communication et de productivité désuets tels que l’email».
Cette attitude plutôt nombriliste, obsédée par les processus internes et la performance des employés, a cédé la place à une vision centrée sur les clients de l’entreprise. Au-delà de la reconnaissance du fait que les entreprises voient de plus en plus les bénéfices (voire l’impératif) de construire leurs mécanismes de création de valeur au sein de leur écosystème, en incluant leurs partenaires, fournisseurs, clients, et même leurs compétiteurs, ce changement profond reflète l’évolution de notre compréhension de la manière dont fonctionne l’entreprise dans un monde hyper-connectée. Néanmoins, mettre un tel accent sur le client, sur ses besoins et attentes, a pour effet de minimiser le rôle joué par les autres parties prenantes. Créer- et conserver – un client requiert plus que l’ajout de nouveaux canaux à l’arsenal traditionnel. Cela requiert plus que de l’engagement, plus que de co-produire avec eux des produits et des services. Comme nous l’avons exposé dans la première partie de ce billet, les entreprises doivent développer la capacité de se réinventer, être capables de répondre aux besoins non satisfaits des clients en développant de nouveaux business modèles.
Côté externe, le social business prouve de plus en plus sa pertinence lorsqu’il s’agit de relever les nouveaux défis qui se posent au marketing. Côté interne, au-delà de l’intérêt actuel pour la gestion collaborative de projet et pour la transparence du travail (observable work), il offre un cadre naturel et attractif pour supporter l’autre fonction vitale de l’entreprise: l’innovation.
La vision marketing: visualiser et réduire la tension dynamique
Le business, social ou non, consiste à créer, à délivrer et à capturer de la valeur, ou, pour faire court, consiste en un business modèle. Dans «The Business Model Innovation Factory», Saul Kaplan résume parfaitement comment ces points s’articulent entre eux:
«Les business modèles sont dessinés pour créer de la valeur pour un client ou un utilisateur final.
(…) L’une de mes façons favorites de décrire comment un business modèle crée de la valeur est de commencer par répondre à la question: quel est le problème que le client cherche à résoudre en empruntant votre entreprise, votre produit ou service?
(…) Un modèle opérationnel dépeint les capacités fondamentales requises pour délivrer de la valeur, et la manière dont elles sont reliées entre elles. Cela permet de créer une narration partagée de la manière dont l’organisation fonctionne, à travers ses diverses fonctions et avec ses partenaires, pour délivrer de la valeur.
(…) Le narratif d’un business modèle décrit qui paye et combien pour la valeur délivrée. Il esquisse les grandes lignes d’une formule de profit basée sur la structure des coûts requis en relation avec le revenu, ainsi que le capital nécessaire au financement à la fois des actifs fixes et du fonds de roulement, afin de subvenir aux opérations et à la croissance».
En d’autres termes, la valeur est co-créée par l’entreprise et ses clients, dans le sens où «la co-création de valeur consiste à apporter votre propre contexte de ressources pour réaliser avec l’entreprise un résultat profitable au point de consommation/d’expérience (rappelez-vous, nous parlons toujours de valeur-dans-l’usage)».
Dans notre monde hyper-connecté, où les clients interagissent, s’efforçant de trouver la meilleure solution pour leur problème-à-résoudre, la recherche de valeur (la leur tout autant que celle des entreprises) crée une tension dynamique entre les deux parties, car les motivations de chacun diffèrent profondément. Nous avons besoins de nouvelles compétences et de nouveaux talents pour visualiser et réduire cette tension. Comme l’écrit Irving Wladawsky-Berger: «la valeur pour le client est différente. Cela nécessite un ensemble complémentaire de compétences managériales, de nature plus soft ou plus orientée vers l’humain, incluant un focus sur le capital humain, la stratégie, la prise de décision, l’innovation et des talents sociaux». Un nouveau modèle opérationnel et managérial est également nécessaire, un modèle concentré autour de l’engagement avec les clients, de l’écoute, de l’interaction en temps réel, et de la mise en place boucles de détection-réaction rapides. Fondamentalement, cela nécessite de s’organiser, de se comporter et de fonctionner en tant qu’un social business.
Dion Hinchcliffe a récemment dessiné (conceptuellement et littéralement, ses dessins étant toujours impressionnants) une carte des Opérations d’un Social Business. Le seul défaut que je puisse voir à cette carte est le point de vue qu’il a pris pour la dessiner: il s’est placé au niveau de l’engagement. Démontrer l’aspect stratégique du social business n’exige pas de convaincre la direction générale de la nécessité de l’engagement ou des bénéfices de la co-production de biens et de services, mais sans doute simplement de changer notre angle de vue: le premier et principal bénéfice d’un social business est de permettre aux entreprises d’ajuster dynamiquement leur proposition de valeur aux besoins et aux attentes de leurs clients. En d’autres termes, le social business est la structure idéale pour améliorer son business modèle.
La vision innovation: développer des compétences nouvelles
Quelle que soit l’importance accordée à l’optimisation d’un business modèle, le véritable défi, et la réelle opportunité, pour les entreprises se situe dans leur capacité à explorer et développer de nouveaux business modèles, comme nous avons pu le voir dans la première partie de ce billet. Dans une séquelle à l’étude Global CEO Study 2008, intitulée «Seizing the Advantage» (saisir l’opportunité), IBM a identifié trois caractéristiques clefs communes aux innovateurs qui réussissent: ils sont Alignés, Analytiques et Adaptables.
En devenant sociales, les organisations se doteront de la structure et des capacités nécessaires à l’optimisation des «Trois A»:
- Aligné – Valoriser les capacité fondamentales et renforcer la cohérence à travers toutes les dimensions d’un business modèle qui construisent de la valeur pour le client, tant en interne qu’en externe.
Comme nous venons de le voir, une des conséquences majeures de devenir «social» est de permettre un alignement agile entre les besoins des clients et la proposition de valeur de l’entreprise, et de faciliter l’exploration de propositions inédites.
- Adaptable – Relier un leadership innovant avec la capacité à mener à bien le changement et à créer de la flexibilité dans le modèle opérationnel. Les innovateurs sur-performants sont capables -et désireux- de poursuivre des opportunités nouvelles tout en restant concentrés sur l’exercice du business modèle actuel – ce qu’on appelle être ambidextre.
Il y a quasiment un consensus sur le rôle que devraient jouer les leaders dans une entreprise collaborative. Ils devraient renforcer l’autonomie de leurs employés tout en leur apportant suffisamment de support, ce que Vineet Nayar, vice chairman et CEO de HCL Technologies Ltd et auteur de «Employees First, Customers Second» (les employés en premier, les clients en second) a résumé en «CEOs, Get Out of the Way» (PDG, retirez-vous du chemin). Mais, aussi séduisant ce gimmick puisse paraître, il ne fonctionne que lorsqu’aucune innovation en terme de business modèle n’est nécessaire, ou du moins lorsque de petits ajustements sont suffisants, et que l’on puisse laisser aux managers de terrain le soin d’ajuster en fonction des interactions internes/externes. Il existe un bien meilleur rôle à jouer pour les leaders est celui de «business architecte» (et je suspecte Mr Nayar de jouer en réalité ce rôle), celui d’orchestrer les ressources indispensables de manière dynamique. Comme l’écrit Stephan H. Haeckel:
«Dessiner une entreprise en tant que système adaptatif de rôles et de responsabilités permet de changer plus rapidement de business modèle. Les parties de l’entreprise qui peuvent et doivent être conçues pour l’efficacité peuvent être réparties aussi facilement que peuvent l’être les capacités conçues pour l’adaptativité. Ceci devient possible parce que les rôles sont reliés en fonction des résultats, et non en fonction de la manière dont ces résultats sont obtenus. La manière dont un rôle doit être conçu dépend du degré de prédictabilité dans les demandes qui lui sont adressées, ceci étant une décision devant être prise par les individus qui occupent ce rôle. Parce qu’un business architecte n’est pas obligé de spécifier comment les choses doivent être faites, il -ou elle- peut inclure des rôles très différents en termes de processus internes, et même en termes de systèmes de management. Ceci rend l’inclusion de capacités externes tout à fait naturelle».
- Analytique – Utiliser l’information de manière stratégique afin de mieux prévoir et de prioriser les actions à prendre, tout en mesurant et observant à fins de corriger rapidement la trajectoire
Pour citer Harold Jarche: «dans des réseaux de confiance, l’ouverture permet la transparence, qui à son tour engendre une diversité d’idées. Favoriser la création de réseaux sociaux peut augmenter le partage d’idées, ce qui peut amener à davantage d’innovation, spécialement au sein des réseaux bâtis sur la confiance». La partage du savoir, la capture du savoir tacite, la recombinaison du savoir existant pour créer de nouveaux motifs, sont au coeur de la collaboration sociale». Une étude conduite en 2011 par l’Institute for the Future pour le compte de l’Apollo Research Institute a identifié dix compétences critiques à maîtriser dans les dix prochaines années. Parmi elles, la création de sens (décrite comme la «capacité à déterminer le sens profond ou la signification de ce qui est exprimé»), la pensée quantitative (la «capacité à traduire de vastes quantités de données en des concepts abstraits et de comprendre le raisonnement basé sur les données»), et la gestion de la charge cognitive (la «capacité à sélectionner et filtrer l’information selon son importance, et à comprendre comment optimiser les fonctions cognitives au moyen d’outils et de techniques divers») sont directement liées à des compétences analytiques dans une entreprise connectée.
La vision systémique: un cadre structurel pour l’innovation en matière de business modèle
A eux seuls, ces «trois A» sont des caractéristiques nécessaires, mais non suffisantes, à l’obtention de résultats tangibles. Comme nous l’avons décrit, l’innovation en matière de business modèle requiert d’adopter une stratégie émergente, tout en suivant une démarche adaptative pour continuer à ajuster le modèle en cours, ce qui s’apparente à un problème irréductible.
Dans “What’s the problem? An Introduction to Problem Structuring Methods“, Jonathan Rosenhead a exposé quelques principes à appliquer lorsque l’on se trouve en face de tels problèmes, principes qui ont été résumé ainsi par Tom Ritchey:
- Prendre en compte de multiples perspectives alternatives plutôt que de prescrire des solutions uniques
- Avancer à travers l’interaction de groupe et par itérations, plutôt que des calculs en back-office
- Susciter l’appropriation de la formulation du problème en jouant la transparence
- Faciliter une représentation graphique (visuelle) comme support à l’exploration systématique et en groupe de l’espace de la solution
- Se concentrer sur les relations existantes entre des alternatives discrètes plutôt que sur des variables continues
- Se concentrer sur la possibilité plutôt que sur la probabilité
Culture de la diversité, transparence à travers la narration du travail, et interactions complexes au sein de l’écosystème d’une organisation, sont certaines des caractéristiques clefs d’un social business. En réconciliant la vision marketing de l’entreprise collaborative avec la vision innovation, les entreprises se doteront de l’ensemble des compétences nécessaires pour faciliter la co-création de valeur. En s’organisant pour la flexibilité, la subsidiarité et la connectivité, elles deviendront capables d’orchestrer ces compétences en interne afin de pouvoir se réinventer au besoin. Comme l’a écrit Dave Gray: «le design pour les connexions est un design pour les entreprises constituées d’êtres humains. C’est un design pour la complexité, pour la productivité, et pour la longévité».
Les entreprises collaboratives sont conçues pour l’innovation en termes de business modèle. Ce sont des systèmes adaptatifs complexes, conçus pour l’auto-(ré)organisation et la résilience, et qui forment un cadre structurel pour l’innovation à tous les niveaux. Mais ceci ne représente en fait qu’une partie de l’histoire. Pour devenir réellement agiles, les entreprises doivent cultiver une culture de l’expérimentation, et favoriser la prise de décision par des phases rapides de prototypage et de test. La technologie actuelle, ainsi que la génération à venir, se focalisent sur la vision marketing du social business: le Social CRM, l’Adaptive Case Management et les outils analytiques consacrés à la Big Data sont en passe de venir compléter la panoplie des technologies sociales aujourd’hui disponibles. Les technologies disruptives de demain pourraient bien être des outils destinés à venir en support de la prise de décision complexe, et servir à implémenter des méthodes de structuration de problèmes (Problem Structuring Methods), afin d’aider les entreprises à mieux traiter le problème irréductible de l’innovation en terme de business modèle.
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