La co-évolution des entreprises, de la technologie et des personnes est bien plus un fait que nous devons accepter qu’une nécessité. Pourtant, la plupart des chantres actuels du social business mettent davantage l’accent sur l’adoption des technologies émergentes, afin de se mettre en phase avec les changements impactant notre vie, en tant que consommateurs ou en tant qu’employés, que sur la transformation intrinsèque des organisations, assumant que l’adaptation suivra l’adoption, plongeant ainsi dans une illusoire relation de cause à effet.
Changement structurel, ou conjoncturel ?
Dans bien des cas – en ne caricaturant que légèrement -, la transformation de l’entreprise se résume à remettre client et employé côte à côte sur le siège passager, après les avoir laissé pendant bien des années sur la banquette arrière, d’une voiture mue par le même vieux moteur à explosion. Dans une récente parution, “Social Business Patterns“, IBM écrit que
“Un social business est une entreprise dont la culture et les systèmes encouragent des réseaux d’individus à créer de la valeur. Les social business connectent les personnes, afin qu’elles puissent rapidement échanger des information, du savoir et des idées à travers des conversations et la publication de contenu informel. Elles analysent le contenu social de canaux et de sources multiples, en addition aux données structurées, afin de produire des idées générées par les parties prenantes tant externes qu’internes”.
De même, dans son étude “The Evolution of Social Business“, Altimeter Group écrit:
“Les organisations arrivant à ce stade [qu’ils appellent ‘Converged state’, état de Convergence, et définissent dans les termes ‘le Business est Social’] sont animées par une vision qui expriment de quelle manière les médias sociaux et digitaux améliorent l’expérience et les relations entre client et employé”.
Mais nous vivons dans une époque où beaucoup de business modèles sont frappés d’obsolescence, où les clients changent de plus en plus rapidement leurs modes de consommation, où les structures économiques s’effondrent, où les employés sont désimpliqués à un niveau alarmant. Face à une telle situation, la transformation, ou l’amélioration, des processus business par les conversations ne constitue-t-elle pas un objectif dérisoire en terme d’évolution des organisations ? Les affaires ont toujours été réalisées avec des gens pour des gens, et l’unique chose à faire est des remettre ces gens sur le siège du conducteur. Nous concentrer, comme nous le faisons, sur le “social” en tant que catalyseur, c’est mettre l’accent sur un changement conjoncturel, plutôt que structurel.
En fait, une transformation plus profonde est déjà à l’œuvre. Les entreprises se transforment, selon un processus soit révolutionnaire, soit révolutionnaire. Elles l’ont toujours fait, en réalité, et: “la trajectoire vers le Social Business/Enterprise 2.0 a débuté il y a des décennies avec le changement vers le modèle de ‘l’usine apprenante’“, comme l’écrit Anne Marie McEwan dans son livre, Smart Working – Creating the Next Wave. Observer les expériences et initiatives passées et présentes depuis un angle recentré sur les personnes (employés tout autant que clients), peut nous aider à imaginer les étapes successives du futur des organisations.
L’organisation connectée
“Les entreprises connectées ne sont pas des hiérarchies, scindées en éléments fonctionnels et irréfléchis, mais des holarchies: des systèmes complexes dans lesquels chaque partie est également un tout pleinement fonctionnel. Une holarchie est un modèle différent de l’organisation moderne, à multiples divisions. Elle est podulaire”.
Cet épigraphe du livre de Dave Gray, “The Connected Company”, est éloquente. Pour pouvoir d’adapter à la fois aux besoins changeants des clients et à la pression de la compétition, les entreprises doivent adopter un modèle coopératif décentralisé, et développer la capacité à former des “alliances” ad hoc, stratégiques autant qu’opérationnelles. Ce modèle n’est pas neuf, de loin s’en faut. L’industrie italienne, par exemple, est caractérisée par de petites (70% des employés italiens travaillent dans des entreprises de moins de 100 salariés) entreprises familiales, capables de se regrouper au gré des opportunités. Cette agilité structurelle, combinée à une forte attention portée à l’apprentissage informel et continu, ont prouvé leur force depuis le début de la Révolution Industrielle.
Les exemples plus récents abondent. Tom Peters a abondamment écrit au sujet d’entreprises telles que l’Union Pacific Railroad, qui s’est réinventée au cours des années 80 en se décomposant en petites unités reliées entre elles. Kyocera Corp., fabricant japonais de céramique et d’électronique de plus de 13 milliards de dollars de chiffre d’affaire, s’est structuré en une multitude de petites business nuits centrées sur les clients.
L’organisation poreuse
Aussi réactive et adaptive qu’elle puisse être, l’organisation connectée n’a pas réellement la compétence nécessaire à la compréhension de ses clients “de l’intérieur”, de gérer correctement des changements abrupts et de plus en plus rapides dans l’orientation des marchés et dans les besoins des clients. Pour comprendre le job-to-be-done de leurs clients, les entreprises doivent évoluer encore, et les intégrer directement dans leurs processus, en faire une partie intégrante de leur écosystème. Le co-design, le design de services, sont quelques-unes des pratiques qui visent à mettre l’utilisateur final au centre de la scène. Mais cette tendance construire des écosystèmes multi-facettes, à développer une symbiose bénéficiant à toutes les parties prenantes, est encore plus évidente dans l’univers B2B, où une telle évolution a déjà pris place.
Regardez par exemple le Suppliers Team Volvo Cars Human Resources Management Forum, qui réunit des représentants des RH de l’usine d’assemblage de Volvo Cars en Belgique et environ vingt de ses fournisseurs, leur permettant de partager ouvertement des problèmes et des opportunités concernant les ressources humaines. Greg Lloyd, Président et co-fondateur de Traction Software, m’a fourni un autre exemple, lorsque, pour le projet Future of [Collaborative] Enterprise, il a décrit la manière dont Boeing a pris l’habitude d’échanger pour durée limitée des équipes entières avec ses fournisseurs, afin de mieux comprendre les besoins et les pratiques opérationnelles de chacun.
L’organisation légère
Restructurées pour l’agilité, liées à la satisfaction de ses clients et à la prospérité de ses fournisseurs, les organisations vont devoir gérer, non seulement des frontières qui se dissolvent, devant orchestrer des ressources que, pour l’essentiel, elles ne possèdent plus, mais aussi l’influence que cette évolution même va exercer sur les individus. Souvenez-vous, nous sommes dans un monde en co-évolution, et, bien que les organisations poreuses auront une structure organisationnelle similaire à celle observée et décrite par Ranjay Gulati et David Kletter dans Shrinking Core, Expanding Periphery: The Relational Architecture of High Performing Organizations, elles risquent de devoir entreprendre une transformation plus profonde encore, pour prospérer, voire même pour survivre, dans une époque de “travaillacteurs”, d’individus qui considéreront de plus en plus le travail, ainsi que la consommation de produits et de services, comme des activités de moins en moins différenciées, complètement intégrées dans une vie hyper-connectée.
Lorsqu’une telle dilution arrivera, et elle arrivera, la notion même d’organisation va devoir évoluer. Le recentrage réactif et adaptatif sur le client, dans l’ère de la travaillaction, se transmuera en symbiose, forme ultime d’une relation co-évolutive gagnant-gagnant.
Le social, dans notre vie plus-si-privée-que-cela, nous apprend que pour recevoir il faut donner, et de nouveaux partenariats, qui commencent déjà à se mettre en place, devront se former entre les entités qui structurent notre vie: public/privé, économique/politique, loisirs/profession. Les entreprises florissantes s’éloigneront de la vision actuelle du profit en tant que capital privé et uniquement financier, aux mains des actionnaires, pour mettre en avant sa dimension de cohésion sociale, selon un modèle plus ou moins proche du capitalisme rhénan. Elles devront assumer leur rôle au seins de domaines non directement professionnels, qu’il s’agisse de l’éducation, du développement urbain, ou de la préservation de l’environnement. Elles deviendront sociales, au sens originel du terme.
Nous pouvons déjà voir quelques exemples d’entreprises à ce stade ultime de transformation, telles que Zappos, et son projet Downtown Las Vegas, ou Compuware et les Edible Gardens à Détroit. Charlene Li, fondatrice d’Altimeter Group, avait prédit que “les médias sociaux deviendront comme l’air“. Mais le “social” dont elle parlait représentait les technologies qui supportent le réseau en perpétuelle évolution de nos relations. Les entreprises florissantes de demain deviendront, à leur tour, des organisations légères, nouant avec les travaillacteurs le type de relations que décrit une Wirearchie, telle que l’a définie Jon Husband:
“un flux bilatéral dynamique de pouvoir et d’autorité basé sur la confiance, le savoir, la crédibilité et un accent sur les résultats permis par les personnes interconnectées et par la technologie”.
Les hiérarchies ne disparaîtront pas. Elles soutiendront la structure centrale des organisations, tout comme le moteur propulsant une voiture, quel qu’en soit le conducteur. Ce qui induit un risque: les flux de pouvoir et d’autorité peuvent être manipulés, et détournés au profit de quelques-uns. Qu’elle devienne le support d’une vie meilleure, ou le Big Brother d’un futur maussade, le futur de l’organisation légère est sous notre responsabilité.