Dans The Social Psychology of Organizing, Karl Weick a exposé la théorie de l’énaction, affirmant notamment que les organisations sont avant tout une abstraction de la réalité, à laquelle le discours narratif du management a donné vie. En ce sens, changer la manière dont nous travaillons requiert bien plus que de miser sur la technologie et l’autonomie (empowerment) des travailleurs du savoir. Considérer les organisations, non pas uniquement en tant que machines à produire et à faire des profits, mais dans une perspective plus large, en tant que centre d’une partie des activités humaines prenant part principalement dans les villes, éclaire différemment le rôle et la nature de ce que nous appelons Social Business.
Alors que le commerce représentait une part importante de la richesse des villes durant l’Antiquité, il a fallu attendre le XIème siècle pour que les échanges économiques retrouvent leur importance après quelques siècles d’invasions barbares et de guerres féodales. A cette époque, les villes ont commencé à se définir elles-mêmes à travers leurs activités économiques, et à spécialiser leur production. Physiquement, autant que symboliquement, délimitée par d’épaisses murailles, la cité médiévale s’est développée organiquement autour d’un centre dominé par les bâtiments religieux, et les activités commerciales y côtoyaient les logements résidentiels sur des territoires largement indifférenciés. De plus, malgré sa forte délimitation géographique, la cité médiévale était dans une relation d’interdépendance avec son environnement. Les territoires ruraux fournissaient la nourriture indispensable, étaient traversés par les routes reliant les villes entre elles, et la plus grande partie de la population y vivait (85% en France).
A la Renaissance, les villes subirent une transformation cruciale. Il n’était plus question de les laisser croître anarchiquement, et des cités nouvelles commencèrent à prendre forme, planifiées et organisées en accord avec les notions d’harmonie, de symétrie et de simplicité redécouvertes de l’Antiquité. A la même époque, et pour les siècles suivants, la spécialisation prit une envergure nouvelle, et des villes furent construire pour abriter et servir de support aux trois pouvoirs principaux de l’époque: économique, administratif et politique, et militaire. Partout en Europe, les cités royales rivalisaient de raffinement, tandis que des ingénieurs tels que Vauban en France ou van Coehoorn aux Pays-Bas concevaient et bâtissaient des villes fortifiées selon les principes de l’architecture militaire appliqués à l’urbanisme. Le rôle économique joué par les villes était à cette époque prépondérant, et plus d’une avait son nom directement associé à une activité de production ou de transformation. On peut par exemple citer le commerce du diamant à Anvers ou la dentelle à Calais.
Travail et cité: le divorce historique
La révolution industrielle du XIXème siècle provoqua une rupture aussi rapide que radicale: à ce moment, les entreprises remplacèrent les villes en tant que symboles et garants de l’activité économique dans son ensemble. Le travail se dissocia des autres activités sociales. La ville, de centre holistique des activités humaines, a progressivement vu son rôle diminuer au cours du temps. Alors que les entreprises perdaient graduellement contact avec les autres aspects de la vie humaine, on vit naître quelques tentatives pour offrir aux travailleurs un environnement unifié, cette fois-ci non plus sous la responsabilité de la gouvernance des villes, mais sous celle d’un «capitaine d’industrie» moderne. S’inspirant de la théorie utopiste des phalanstères de Charles Fourier, Jean-Baptiste Godin, entre 1856 et 1858, construisit à Guise, en Belgique, le Familistère, afin de fournir à ses employés l’ensemble des infrastructures et des services qu’il leur supposait nécessaires pour être productifs. AU début du XXème siècle, Edouard Michelin construisit des quartiers entiers à Clermont-Ferrand, les dotant d’écoles, d’installations sportives et même d’une église.
Mais de telles initiatives demeurèrent exceptionnelles. La plupart du temps, la cité abdiqua, et le divorce d’avec le travail fut consommé, induisant de profondes transformations. En Europe, sous l’influence des cités des Etats-Unis, les nouveaux quartiers abandonnèrent l’ancien design organique pour adopter une implantation en quadrillage. Les rues furent dessinées pour favoriser la circulation plutôt que la communication. La ville moderne était fonctionnelle et efficace, selon la Charte d’Athènes, manifeste de l’urbanisme écrit par Le Corbusier et publié en 1943. En perdant son rôle d’entité de production, la ville perdaient l’essentiel de ses connexions avec les autres villes, avec pour résultat une fragmentation des territoires locaux, ainsi qu’une compétition globale, comme l’explique Richard Florida. Compétition dans laquelle elles ne sont principalement que spectatrices, car orchestrée par des puissances économiques externes. Par-dessus tout, elles y perdirent une grande partie de leur âme. En 1961, Lewis Mumford écrivait ainsi:
«Une dense ceinture d’aérodromes, d’autoroutes, de parkings et de terrains de golf enserre les mornes structures d’une existence de plus en plus vide d’intérêt et profondément amoindrie».
De l’entreprise centrée client à l’entreprise centrée citoyen
Tracer un parallèle entre l’évolution de la cité et celle du lieu de travail est bien sûr tentant. L»ère industriel a rationalisé l’espace, la productivité a eu raison des ateliers des bureaux informes pour implémenter des open spaces parfaits, de larges voies de circulation et des lignes de production fonctionnelles. Je pourrais même pousser l’analogie plus loin: la majorité des entreprises fonctionne encore d’une manière Moderniste: les managers sont l’équivalent sur le lieu de travail des citadins faisant continuellement la navette (la face obscure de la mobilité), et les travailleurs du savoir sont installés dans des open spaces impersonnels ou des alignements tentaculaires d’espaces cloisonnés. Mais il y a bien davantage à comprendre de l’évolution des villes et de leurs relations avec les acteurs économiques.
L’échec du Modernisme, qui avait aussi bien donné naissance aux banlieues pavillonnaires qu’aux quartiers minimalistes déshumanisés, a nourri des pistes alternatives de réflexion sur la cité. A partir du milieu des années 70, le mouvement post-moderniste a rejeté la vision utilitariste des urbanistes d’après guerre, cherchant l’intégration des constructions nouvelles dans le contexte de la ville, et a réconcilier l’ensemble des principales activités humaines au sein du même espace. Les villes sont des systèmes complexes dans lesquels de nombreux réseaux et structures symboliques se superposent ou s’entrelacent, et la quête d’une nouvelle harmonie, poursuivie par bien des urbanistes et des concepteurs d’une politique de la ville, reste un problème irréductible non résolu. Mais le mouvement est en route…
Dans les entreprises, la frontière séparant vie privée et vie professionnelle est en train de rouiller, et le «travail» n’est plus une activité monolithique isolée des autres. La mobilité et le télé-travail, rendus possibles par la technologie, prennent de l’importance, et nous entraînent peu à peu vers des relations au temps et à l’espace différentes. Pour combien de temps encore pourrons-nous nous permettre de continuer à traiter des paysages urbains et de la «socialisation» des entreprises indépendamment l’un de l’autre ?
Comme l’écrivent John Hagel et John Seely Brown, le lieu de travail a besoin d’être redessiné de manière radicale afin de favoriser la collaboration et l’apprentissage continu. L’entreprise centrée client, quoi que cela veuille réellement dire, requiert non seulement le développement de nouveaux comportements, mais aussi une manière nouvelle de penser notre relation symbolique et spatiale avec les clients. Il ne suffit pas de leur proposer de nouveaux canaux pour interagir, nous devons designer ceux-ci de façon plus humaine, et permettre aux clients d’intégrer ces canaux dans leur mode de vie. Les villes, tout comme ceux qui les pensent et les conçoivent, sont en avance sur les entreprises dans leur approche sur ces problèmes.
Plus encore, le divorce qui a été consommé entre le travail et les autres aspects de la vie humaine pendant l’ère industrielle doit être considéré à la lumière de l’entreprise 2.0. Lorsque les entreprises cherchent à tirer parti des dynamiques relationnelles, elles doivent sérieusement prendre en compte leur propre rôle dans la cité, rôle qui englobe la plupart de ces dynamiques. Changer le travail signifie changer la place du travail dans les activités humaines, et donc dans la ville. Redonner aux villes leur rôle et identité économiques est devenue une condition sine qua non à la réussite des projets d’urbanisme comme de celle du social business. Les entreprises ne doivent être centrées client, mais centrées citoyen. Utopique ? Jetez un oeil sur le projet Downtown entrepris par Zappos, dont le but est de retrouver une continuité entre le lieu de travail et la communauté urbaine. Le futur du Social Business se trouve au coeur de la cité.