«De plus en plus, pour les entreprises, les avantages stratégiques dépendront de positions privilégiées au sein des concentrations pertinentes de flux de savoir à haute valeur ajoutée, et de l’adoption des pratiques requises pour participer et tirer profit de ces flux de savoir.»
A travers ces mots, John Hagel, John Seely Brown and Lang Davidson ont défini dans «The Power of Pull» ce qu’ils appellent la seconde vague du «Big Shift» (le Grand Changement). Leur recherche et le concept ont été déjà brillamment et abondamment commentés. Le social business, ou quel que soit le nom qu’on lui donne, a le potentiel de nous mener à travers les changements nécessaires à traverser pour mettre à profit les flux de savoir et tirer pleinement avantage de la collaboration et de la créativité humaine.
Sommes-nous prisonniers d’une vision de l’entreprise basée sur les documents ?
Mais afin de remplir cette promesse, et ainsi de déclencher la troisième vague du Big Shift, et démontrer:
«comment les institutions devront apprendre à innover au niveau institutionnel, en se transformant réellement depuis leurs fondations; comment elle évolueront depuis un modèle de pensée basé sur la pénurie vers un modèle axé sur l’abondance, de modèles à rendement décroissant (basés sur les réserves de savoir et l’expérience) vers des modèles à rendement croissant (basés sur les flux de savoir et l’apprentissage); comment les environnements, les participants et les techniques nécessaires se manifesteront à l’intérieur et au-delà des frontières de l’entreprise»
ainsi que l’écrit JP Rangaswami, nous risquons de devoir questionner les fondations-mêmes de ce sur quoi est construite l’entreprise, voire plus profond encore. Bien sûr, pour citer Dave Gray et Tomas Vander Wal dans «The Connected Company»:
«les entreprises connectées sont des réseaux qui vivent au sein d’autres réseaux. Dans un monde connecté, l’efficacité repose sur d’autres modes de pensée et d’action. Il y est moins question de prévisibilité et de contrôle, et plus de prise de conscience, d’influence et de compatibilité»
et les organisations se transformant en social businesses doivent se transformer en écosystèmes connectés dans lesquels les employés, les clients, les fournisseurs et même les concurrents construisent de la valeur en échangeant du savoir. A un certain point, nous réussirons à redessiner les processus pour les rendre agiles et adaptatifs, et nous changerons pour l’adaptive case management. Nous pouvons devenir capables d’introduire avec succès la collaboration dans la plupart des niveaux de l’organisation, y compris le niveau stratégique, où elle aura le plus d’impact, à condition qu’une technologie idoine la supporte. Cela peut même nous amener à redéfinir la nature du travail. Mais rien de tout cela ne sera suffisant pour réellement ne mener des réserves aux flux, car nous serons toujours prisonniers d’une vision de l’entreprise basée sur les documents.
Un héritage de la révolution industrielle
Dans une large mesure, la chair et le sang des organisations modernes ne sont pas faits de hiérarchie, de la production de biens et de services, de flux financiers, de managers, de travailleurs et de clients, ou même de profit. Les organisations sont structurées, exploitées et dirigées autour de documents discrets mais concrets: les contrats et les brevets. D’évidence, nous parlons de flux dans un monde qui est de plus en plus dirigé par les réserves.
La notion de contrat, comme la plupart des artefacts de nos organisations actuelles, a vécu de nombreux changements à travers l’histoire, et varie d’un pays à l’autre, mais la plus grande partie de la structure légale qui encadre aujourd’hui leur application a été formalisée durant la révolution industrielle. Comme vous pouvez l’imaginer, son histoire est aussi compliquée que peut l’être le domaine de la loi lui-même, et est intrinsèquement liée à l’évolution de notre société. Dans «The Transformation of American Law 1870-1960: The Crisis of Legal Orthodoxy», Morton Horwitz a décrit comment, non seulement le système législatif américain, mais avec lui l’histoire des lois, a évolué à travers le temps pour se conformer à l’évolution du système économique et politique. Quelques années auparavant, Grant Gilmore a dressé des conclusions pratiquement similaires dans un livre majeur, «The Death of Contract» (la mort du contrat), arguant que les contrats était une construction, autant philosophique que légale, mise en place pour répondre aux besoins de l’univers en expansion du commerce.
Vers une notion collaborative du contrat
Bien entendu, les organisations ont besoin d’accords formels et applicables pour opérer et grandir. Mais le réseau rigide des contraintes légales qui gouvernent aujourd’hui les affaires les mène à l’exact opposé du soutien et de la confiance nécessaires au fonctionnement d’un social business. La confiance prospère au sein d’accords consensuels, et non de règles rigides. La créativité jaillit dans l’improvisation guidée, non dans la réglementation inscrite dans le marbre. Aucun Big Shift ne pourra avoir lieu sans que nous repensions notre environnement contractuel omniprésent.
Pierre Bonnard, le peintre, avait pris l’habitude de se rendre au musée de Grenoble, puis au Musée du Luxembourg, où certaines de ses toiles étaient exposées en permanence, couleurs et pinceaux en main, afin de les «améliorer». Il le fit si fréquemment que les journalistes inventèrent le verbe «bonnardiser» pour décrire l’acte de retoucher une oeuvre terminée. Pour Bonnard, le fait que ses oeuvres appartiennent à une institution ne lui déniait pas le droit de les modifier. Introduire la collaboration au coeur de la création d’un contrat, en permettant une certaine dose de «bonnardisation», est un premier pas vers une redéfinition des liens contractuels. Lors de son interview pour le projet Future of Collaborative Enterprise, Greg Lloyd a décrit un tel mécanisme:
«C’est là où je pense que vous devez réellement repenser ce que signifie collaborer avec ses clients. Davantage de gens devraient participer au projet de contrat. Prenons l’exemple d’une suggestion positive, par un ingénieur junior, du côté de Metagraphics. Cela entraînerait une discussion, et à une réponse enthousiaste de la part de Boeing quant aux conséquences, et au final à «ok, c’est une très bonne idée, cela signifie que nous allons de toutes façons changer notre manière de faire. Discutons la manière dont cela modifierait notre accord en termes de ressources et de livrables», ce qui à son tour entraînerait un nouveau projet de contrat.
Si vous avez la possibilité de faire cette distinction au niveau de la technologie, vous pouvez ouvrir plus largement la conversation. Et vous pouvez ouvrir plus largement la collaboration, puisque l’ingénieur junior qui dit «je pense que nous pourrions faire comme cela» peut faire un changement sur le projet de contrat, mais ce changement n’oblige aucunement le client de l’accepter ou Metagraphics de le faire, tant qu’il n’a pas été discuté, non seulement dans le sens informel d’un clôture de discussion, mais dans le cas particulier de la signature d’un contrat. Vous introduisez la collaboration dans le contexte d’un document qui est le contrat lui-même. Potentiellement, c’est un profond changement.»
La propriété intellectuelle des relations
Au-delà de sa nature profondément et obstinément formelle, notre environnement contractuel pose des questions encore plus profondes. Si les contrats sont considérés comme un ensemble de promesses et d’obligations pour les parties en présence, leur principe fondateur, «pacta sunt servanda», ne décrit rien d’autre que les fondamentaux d’une relation. Durant la révolution industrielle, non seulement les organisations se sont structurées d’une manière qui les empêche aujourd’hui d’adopter le genre d’adaptativité flexible dont elles ont besoin pour activer les flux de savoir, mais, en favorisant la proliférations des contraintes légales sur le principe de bonne foi qui caractérisait les anciens types de contrats, elles ont détourné leur raison d’être à leur avantage: un glissement s’est produit, de relations entre des individus, vers des relations entre des organisations.
Pouvons-nous raisonnablement imaginer un social business en tant que propriétaire exclusif de ces relations fondamentales ? Aujourd’hui, les contrats sont essentiellement des objets de propriété intellectuelle privée, mais, si nous sommes d’accord sur le besoin de restaurer la confiance et de remettre l’accent sur la créativité de l’individu à travers des flux connectés de savoir, que signifie une telle propriété ? La propriété intellectuelle des relations ne devrait-elle pas, avec l’accord de toutes les parties prenantes, n’être accordée à l’entreprise qu’en vertu de mécanismes de subsidiarité ?
Ce sont là des questions auxquelles je n’ai pas de réponse, et je ne suis même pas sûr qu’il y en ait une. Nous sommes à l’aube d’une nouvelle ère, et bien des questions cruciales n’ont pas encore affleuré. Mais pour se réinventer afin d’affronter avec succès un environnement qui change de plus en plus rapidement, les entreprises vont devoir remettre en question la plupart des concepts et des modèles qu’elles tiennent aujourd’hui pour acquis. Le social business nous présente une vision crédible et prometteuse, mais le temps n’est pas encore venu d’apporter des réponses concrètes. Concentrons-nous sur le fait de poser les bonnes questions, au risque d’être coincé demain dans une pseudo-solution «locale» qui sera loin d’être optimale.