La calculette et la redéfinition des organisations

L’histoire est un perpétuel recommencement.

Thucydide

Une nouvelle technologie est souvent disruptive, et les technologies sociales ne font pas exceptions à la règle. Aujourd’hui, tout le monde ou presque s’accorde sur la nécessité de focaliser sur le changement de culture, afin d’aider à adopter les nouveaux comportements qu’elles font émerger, et il existe un consensus sur les leviers susceptibles de provoquer ce changement. Les pilotes, soit en tant que projets menés à petite échelle, soit en tant qu’outils «loups dans la bergerie», sont une pratique courante, et l’intégration de ces outils dans le flux du travail est réclamée à corps et à cris. Ce sont, à n’en pas douter, des catalyseurs pragmatiques du changement. Mais… mettons-nous l’accent sur le BON changement ?

Et la calculette entra à l’école

Longtemps après avoir été autorisées en classe, les calculettes ont été pendant longtemps interdites aux examens. Puis, progressivement, elles firent leur apparition officielle en tant que remplacement digital des tables numériques et mathématiques. En accord avec la loi de Moore, leur puissance s’est rapidement accrue, et l’Education Nationale a commencé à envisager des applications plus larges à ces outils.

En 1986, un document officiel a gravé dans le marbre l’usage de tous types de calculettes -y compris programmables. De plus, leur utilisation était largement encouragée en salle de classe. Mais le plus intéressant dans cette histoire n’est pas le fait que les professeurs ont reconnu les bénéfices de la technologie et les ont largement promus («adoption» et «empowerment» sont des mots qui doivent vous sembler familiers), mais ce que ces bénéfices étaient supposés être. Une nouvelle version du document, toujours applicable, a été publiée en 1999, décrivant explicitement les bénéfices supposés de la calculette.

La maîtrise de l’usage des calculatrices représente un objectif important pour la formation de l’ensemble des élèves car elle constitue un outil efficace dans le cadre de leurs études et dans la vie professionnelle, économique et sociale. C’est pourquoi leur utilisation est prévue dans de nombreux programmes d’enseignement et leur emploi doit être large lors des examens et des concours.

En d’autres termes, la maîtrise de la calculette est désormais requise, parce qu’elle permet des calculs plus rapides et plus sophistiqués, et constitue une bonne introduction à l’interface homme-machine. Wow… Là ou nous aurions pu libérer les élèves de tâches ennuyeuses pour se concentrer sur des concepts de plus haut niveau, nous avons eu droit aux maths-de-papa sur stéroïdes, et un focus sur la technologie.

Redéfinir les organisations

Pendant plus d’un siècle, nos économies ont été basées sur un paradigme où le profit provenait de la production et l’accumulation de biens, et où les marchés d’offre et de demande étaient les seules mesures de la satisfaction client. Aujourd’hui, la globalisation a déplacé la production vers des pays à moindre coût, et le temps n’est pas loin où la production intellectuelle suivra la production de biens. Ce qui peut être reproduit peut être outsourcé. Les marchés révèlent la complexité interne des interactions entre capital, capacités et considérations irrationnelles. L’incertitude a remplacé la croissance, et un fossé insoutenable se creuse entre la société civile et les grandes organisations poursuivant leur propre but.

Dans ce contexte, le pouvoir des réseaux horizontaux, internes et externes aux organisations, apporte une réponse prometteuse à certains des défis les plus ardus qui se posent aujourd’hui à nos entreprises, et, au-delà, à notre société. Les entreprises doivent retrouver un sens, et s’adapter à ces défis signifie reconnaître que le travail, en tant qu’ensemble d’activités, est en train de changer de nature, et que les organisations doivent se redéfinir elles-mêmes.

Une bascule est en train de se produire sur le web public. Clay Shirky, parmi d’autres, a montré comment les technologies sociales favorisent la créativité été la résilience, et permettent au tissu connectif de notre société de reprendre son rôle central dans la vie humaine. Hélas, du côté des entreprises, nous voyons essentiellement ces technologies utilisées pour renforcer le travail «as usual», le changement auquel nous appelons se transforme trop souvent en une quête désespérée pour davantage de productivité et d’efficacité. Comme l’histoire a tendance à se répéter, les technologies sociales sont les nouvelles calculettes.

Des bacs à sable, pas des pilotes

A quoi sert un pilote pour un projet Entreprise 2.0 ? La réponse est évidente: ils sont mis en place pour faciliter la diffusion de pratiques collaborative dans la culture de l’organisation, et pour démontrer une valeur business tangible. Ils permettent, souvent à travers des itérations successives de type essai-erreur, de fondre l’impact des technologies sociales dans la structure opérationnelle d’une entreprise. Ils ne sont pas là pour aider à redéfinir la nature du travail en faisant naître de nouveaux comportements, ils sont au contraire destinés à faire émerger ces comportements pour améliorer la manière dont le travail s’accomplit aujourd’hui. Les nombreux experts parlant d’implémenter les technologies sociales «dans le flux» ne disent pas autre chose.

Les technologies sociales ONT une valeur pour le business, bien sûr, et cette valeur est bien plus importante que les gains passagers de productivité que beaucoup ont tendance à mettre en valeur. La plupart des problèmes que les entreprises affrontent aujourd’hui sont bien trop complexes pour être résolus de la manière dont elles sont gérées aujourd’hui. Les communautés end réseau sont mieux armées pour affronter des problèmes irréductibles que n’importe quel leader, aussi subtil et visionnaire soit-il. En ce sens, la démission de Steve Jobs de la tête d’Apple est éminemment symbolique: elle marque d’une certaine façon la fin d’une époque, celle des leaders visionnaires solitaires.

Plutôt que de réfléchir en termes de pilotes, il est temps d’ouvrir des bacs à sable à travers l’entreprise. Temps de permettre à des individus ouverts d’esprit, volontaires, de se réunir autour de réels problèmes d’entreprise, qu’il s’agisse de questions financières, stratégiques ou organisationnelles, et de les laisser tester et discuter de la manière de les résoudre. l’»empowerment» des employés ne signifie pas leur donner de nouveaux outils ou placer sur eux des l’espoir d’une plus grande performance. Il s’agit de mettre entre leurs mains ce qui est réellement important, et de leur donner le pouvoir d’influer sur le destin de l’entreprise pour laquelle ils travaillent.

«Big data»: les nouveaux défis

L’intégration est en ce moment un autre buzzword dans le milieu du social business. Intégration dans le travail, intégration dans l’architecture de nos systèmes informatiques. Il s’agit, bien entendu, d’une vision qui convient à un monde fini, dans lequel la plupart des activités et des résultats des entreprises peuvent être stockés dans un système d’enregistrement de données, et correspondent à nos organisations néo-industrielles gérées par processus. Dans ce cas aussi, les technologies sociales souffrent du syndrome de la calculette. Mais les entreprises ne peuvent plus se permettre d’ignorer le monde extérieur, et la nécessité de tenir compte de vos clients dans les pratiques fondamentales du business va radicalement changer la nature du travail et la confiance que nous accordons dans les architectures IT actuelles.

Nous ne faisons qu’entrevoir le début d’une époque où les données, ainsi que la façon dont elles circuleront librement en temps réel, vont reléguer les systèmes d’enregistrement de données actuels au Moyen-Age. Le Social CRM est en train de jeter les bases d’un futur où l’interprétation et la détection de motifs à partir des interactions avec nos clients deviendront une part importante de ce qu’on appelle le travail. Traiter et interpréter une quantité massive de données (ce que l’on nomme «big data») va apporter davantage d’incertitude et de complexité que nos systèmes informatiques actuels ne peuvent en supporter, et requerra un changement radical de la plupart de nos présupposés quant à la technologie.

Par exemple, considérez l’évolution de la prévision météorologique. Plus les modèles sont puissants, moins ils deviennent précis. Au nombre des caractéristiques des systèmes complexes, est le fait que leur évolution ne peut être prévue que lorsque l’ensemble des conditions initiales est connu. Plus nous introduisons de paramètres, plus nous devons être précis afin d’obtenir des résultats cohérents.

Une leçon tirée de l’histoire

Les calculettes, en France du moins, ont changé la manière dont sont enseignés les mathématiques, mais pas dans le bon sens, et n’ont rien changé à l’essence même de ce qui est enseigné. Les technologies sociales ont de la même manière le pouvoir d’instiller et de nourrir un changement inévitable des définitions de postes et de la définition même d’une entreprise. Assurons-nous juste que l’histoire ne se répète pas.

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