Jour après jour, nous sommes mis face à des preuves que notre société ne fonctionne plus. Plus que jamais, nous vivons à la limite d’une époque, sans savoir si l’équilibre instable actuel s’effondrera dans un cauchemar dystopique ou nous entraînera vers un monde meilleur. La révolution digitale nous permet un accès instantané à un océan sans fond ‘information, tout en tissant lentement autour de nous un panoptique virtuel global. La technologie, tout en permettant la création d’une véritable intelligence collective, accélère l’obsolescence de nombreux métiers. Le travail tel que nous l’entendons est en train de changer rapidement, mais poursuivons-nous le bon objectif ? Aujourd’hui, je suis plus dans le doute que dans l’assurance…
Changer le monde travail, telle est la promesse de beaucoup d’initiatives intéressantes. Le MIX (Management Innovation Exchange), co-fondé par Gary Hamel, a l’ambition de réinventer le management pour le 21ème siècle. Hacking Work, initié par Bill Jensen et Josh Klein dans leur livre, vise “l’innovation du business, un coup de canif après l’autre” (usiness Innovation, One Hack at a Time). Plus récemment, Stowe Boyd a lancé sa propre initiative, appelée Chautauqua, d’après le mouvement d’éducation adulte éponyme, populaire à la fin du 19ème siècle, tandis que Chris Heuer et Rawn Shah appellent tous deux à un rassemblement de Work Hackers. Pourtant, quelles que soient la pertinence et l’intelligence de ces initiatives, je reste mal à l’aise. Repenser le travail ne relève-t-il pas d’une approche trop entreprise-centrique ? Pouvons nous continuer à considérer la transformation de l’entreprise sans prendre en compte dans notre réflexion les millions de gens laissé pour compte par ce que nous appelons “emploi” ?
Ouvrir les portes
Au niveau micro, les initiatives actuelles semblent rester coincées derrière les murs des organisations-forteresses. Bien des discussions sur le futur du travail convergent sur la nécessité d’apporter de la fluidité et de la liberté dans notre façon de travailler. Cependant, au même instant, à l’extérieur de l’entreprise, en exceptant l’agriculture, le nombre de travailleurs indépendants se réduit d’année en année. Ne faudrait-il pas regarder le monde du travail dans une perspective plus large ? Chaque employé est aussi un client et un individu faisant partie de réseaux dans un monde hyper-connecté. Lorsque travail et vie privée sont de plus en plus inextricablement liés, il devient de moins en moins pertinent de considérer le travail en tant qu’activité distincte. Si nous voulons changer le monde du travail, il serait temps de considérer que “travailleur” est presque devenu aussi archaïque que “femme au foyer”, et de considérer que la force nécessaire au changement est déjà l’œuvre, mais en-dehors des frontières de l’entreprise. Le challenge ne réside pas tant dans la réinvention des fiches de poste, du travail en équipe ou de systèmes d’évaluation dépassés, que dans le fait de réconcilier notre manière de nous comporter sur notre lieu de travail et celle dont nous nous comportons chez nous. La force nécessaire à la transformation de l’entreprise existe, il suffirait pour l’activer d’ouvrir les portes.
Un business modèle brisé
Au niveau macro, l’économie réelle, l’échange global de produits et de services, est devenus le parent pauvre de l’économie, et ne représente plus que moins de 3% du montant total des échanges de devises. Dans un tel contexte, la plupart de nos tentatives pour transformer l’entreprise s’écraseront contre le plafond de verre de la valeur pour l’actionnaire. Tant que la seule règle du jeu restera maximiser la performance pour délivrer plus de profit sur le marché des capitaux, les entreprises ne changeront pas. L’implication des employés, par exemple, est un des piliers de cette transformation, mais dans quel but ? J’imagine que pour une personne répondant “pour apprendre mieux et plus vite”, neuf autres répondraient “pour être plus productifs”, dans un état d’esprit hélas typiquement industriel. Le travail n’est plus une ressource dans le mécanisme de production, mais une commodité dont le coût doit être optimisé.
Quelques Très peu d’entreprises ont réussi à développer une structure plus informelle et plus égalitaire, mais bien moins encore ont réussi à éviter de rentrer dans la logique capitaliste actuelle, concentrée sur la création de richesse pour les marchés financiers. Dans “The Business Model innovation Factory“, a donné cette définition d’un business modèle: “la manière dont une entreprise crée, délivre et capture de la valeur“. Le business, pris en tant qu’entité globale, capture bien plus de valeur qu’il n’en crée, que ce soient pour les entreprises elle-mêmes, pour ceux qui travaillent pour elles, ou pour la société dans son ensemble, et la délivre à travers des marchés spéculatifs. Comme l’écrivait Keynes:
“Alors que l’organisation des marchés d’investissement s’améliore, le risque de prédominance de la spéculation augmente également. Lorsqu’ils sont des bulles sur un mer d’entreprises, les spéculateurs ne font aucun mal. Mais la position devient sérieuse lorsque l’entreprise devient une bulle sur un tourbillon de spéculation. Quand le développement en capital d’un pays devient un sous-produit des activités d’un casino, il y a de grandes chances pour que le travail (su capitalisme) soit pris en défaut”.
En d’autres termes, plus encore que le travail, c’est le business modèle du business qui est brisé. Transformer le travail, dans cette optique, n’est rien d’autre qu’une tentative de redéfinir la manière dont le business, en tant qu’entité globale, délivre de la valeur. Par contre, les deux autres aspects d’un business modèles, la manière dont la valeur est créée et capturée, restent la plus part du temps ignorés.
Repenser la manière dont la valeur est créée et capturée
Pour redéfinir le business de manière durable, les entreprises devraient maintenant considérer comment, et pour qui, elles créent de la valeur. Considérer les individus, non seulement comme des travailleurs, mais comme les ressources principales dont elles doivent prendre soin, fait moins partie d’une redéfinition du travail que d’une évolution globale plus large du business vers ce que j’ai appelé des Organisations Légères. Sous bien des aspects, l’époque de Keynes est maintenant révolue, et avec elle la notion d’états-nations stables. Les entreprises devraient commencer à comprendre que leur pouvoir n’est pas uniquement économique, et à rendre à la société qui nourrit leur croissance. Le regain d’intérêt actuel dans les partenariats public-privépour le développement d’infrastructures civiles, et le développement de partenariats public-privé-communauté, qui permettent une approche plus holistique de la résolution de problèmes sociétaux tels que l’éducation ou la gestion de l’eau, sont tout sauf des coïncidences.
Le cœur du business, bien entendu, est le profit. L’économie réelle à besoin de capitaux au-delà de la simple transaction de biens et de services, afin d’assurer sa stabilité et sa croissance, au-delà de leur signification financière. Le problème est que ces capitaux sont aujourd’hui noyés au sein des échanges spéculatifs. La crise financière que nous vivons depuis à présent cinq ans a ouvert les yeux à beaucoup de gouvernements, qui reconnaissent que trop de spéculation met le système entier en danger. De la proposition de Paul Volker à la pression exercée par l’Europe sur les états de l’Union pour séparer les activités bancaires, et à l’initiative des législateurs Suisses, la plupart des pays occidentaux lancent aujourd’hui l’alerte.
Cependant, tout ceci ne protègerait l’économie que des distorsions causées par les outils financiers les plus sophistiqués, tels que les hedge funds ou le trading à haute fréquence, mais n’empêcherait pas les entreprises d’être instrumentées par leurs actionnaires, ni parfois même d’éprouver une forme de syndrome de Stockholm envers eux. Le monde serait sans doute différent si, comme me le disait Jon Husband au cours d’une interview pour le projet Future of [Collaborative] Enterprise,
“au lieu de devenir privé sur les marchés de capitaux par une entrée en Bourse, si Facebook avait décidé de devenir une sorte de collectif à but non lucratif, toujours de la même taille, fournissant une plateforme qu’un milliard de personnes puissent utiliser, mais sans essayer d’enrichir ainsi ses fondateurs et ses actionnaires. Cela aurait été quelque chose de réellement innovant pour notre société. Cela aurait été une plateforme pour une sorte d’évolution humaine sur la planète”.
Y a-t-il un remède à cette malédiction ? Il est bien trop tôt pour le savoir, mais soyons optimistes, certaines initiatives, telles que le mouvement B Corp, nous permettent d’entr’apercevoir une économie différente, plus durable. Les monnaies alternatives, également, pourraient fournir le cadre d’une économie qui ait du sens. Dans ce domaine, tout reste à inventer. Cela mènera-t-il vers des monnaies séparées pour l’économie spéculative, comme je l’ai suggéré dans un échange sur ce blog avec Susan Scrupski et Joachim Stroh, qui m’ont invité à rejoindre Change Agents Worldwide ? Qui sait. Une chose est cependant certaine, si nous voulons changer le monde du travail, nous allons devoir nous attaquer à l’ensemble du business modèle du business.