La terminologie, tout comme le langage lui-même, a toujours eu un impact important sur notre pensée. En considérant la place omniprésente que les medias sociaux ont pris dans notre vie en ligne, des conversations entre amis sur Facebook aux plateformes collaboratives déployées à travers les entreprises, en incluant des stratégies aussi diverses que les campagnes de marketing sur Youtube, les initiatives de Social CRM ou les démarches d’open innovation, il m’a semblé intéressant de me pencher un peu plus sur les mots eux-mêmes: «médias sociaux».
Contrairement au Web 2.0 ou à l’Entreprise 2.0 (ou à n’importe quoi 2.0 il me semble), le terme «médias sociaux» n’a aucune origine précise vers laquelle remonter. Malgré cela, il se trouve que tout le monde en a entendu parler et s’en fait une idée plus ou moins claire (même s’il ne sait pas l’exprimer). «Sociaux» ne se rapporte-t-il pas à la conversation, et «médias» aux canaux (technologies) qui la supportent ? Oui, bien entendu, mais le sens est têtu, écoutons donc ce que les mots eux-mêmes ont à nous dire.
Social par nature
En écrivant «Du contrat social» en 1762, Jean-Jacques Rousseau, après John Locke, a théorisé et popularisé le sens de «social» comme se rapportant à une société humaine en tant que structure organisé (et bénéficiant à l’individu). En ce sens, toutes nos interactions sont sociales. Le travail est social par nature, en ce qu’il implique des interactions actives à l’intérieur d’un système organisé.
De façon symptomatique, «social», comme dans «médias sociaux», et comme dans la plupart des outils y concepts qui y sont associés, semblent se rapporter plus légitimement au monde «extérieur», dans lequel les individus discutent et interagissent à l’infini, qu’au monde de l’entreprise, où le mot est même sujet à controverse. Il semble que, dans le langage des dirigeants, les autres connotations de ce mot (connotations amicales ou de souci du bien-être) ont relégué dans l’ombre les profondes implications politiques et économiques du mot et de son emploi. Le Social CRM, par exemple, se rapporte aux interactions avec les clients, et non à une évolution collaborative des CRMs en interne.
Est-ce vraiment pertinent ? Le «social» est au cœur de nos organisations. Il ne s’agit pas de Facebook. Il s’agit de la manière dont les personnes interagissent les unes avec les autres, dont elles échangent du savoir, de la manière dont des motifs émergent de ces flux de savoir. Il s’agit de la manière dont nous gérons les compétences, la hiérarchie, les pratiques et la collaboration. Il s’agit de la manière dont nous conduisons les affaires et générons du profit. La nécessité d’affronter le changement rendu nécessaire par une économie hyper-connectée, par les nouveaux besoins et attentes, tant des clients que des employés, ne peut être occultée indéfiniment, et le «social» tenu pendant longtemps à l’écart du monde du travail.
Des médias à la médiation
De la même façon que nous sous-estimons la dimension «sociale» des «médias sociaux», nous sous-estimons habituellement la dimension «médias». Le mot «médias», utilisé de façon générique, est apparu pour la première fois en 1923, l’année où fut pour la première fois diffusée une publicité à la radio. Depuis lors, sa définition, de «support de transport de quelque chose» (la définition originale de médium) est devenue «canal de diffusion d’information». Les médias ne concernent pas la conversation (un échange d’information dans plusieurs sens), mais la diffusion de l’information à sens unique. Ou même, comme l’expliquait McLuhan dans «Comprendre les médias», l’influence à sens unique que ce canal exerce sur notre cognition.
Bill Ives, dans son dernier billet, m’a dirigé sur le livre de Douglas Coupland sur McLuhan, et sur la critique qu’en a faite David Carr. Carr cite McLuhan (je traduis) : «le village global est le lieu d’interfaces très rugueuses et de situations très abrasives… Là où les gens sont proches les uns des autres, ils deviennent de plus en plus sauvages». Mais cette vision, frappante si nous considérons les individus comme d’innombrables diffuseurs d’information, est-elle toujours pertinente si nous cessons de penser en termes d’information «poussée» à travers des canaux ultra-fragmentés, et nous immergeons au contraire dans une conversation globale ?
Il n’est pas étonnant que les marques ont commencé à investir les médias sociaux en les considérant comme de nouveaux canaux de marketing push, de la même façon qu’elles diffusent de la publicité à travers la plupart des autres canaux – et beaucoup d’entre elles en sont toujours à ce niveau- ; le mot «médias» témoigne de cette interprétation immature. Mais il s’agit d’une vue réductionniste de ce qui se passe réellement sur internet : les «médias sociaux» sont devenus de vrais canaux à multiples sens servant de médiateur à l’échange du savoir.
Il est sans doute temps de considérer les «médias sociaux» (où devrions-nous dire les «canaux sociaux») sous un angle réellement «social»: un environnement disruptif dans lequel le savoir circule librement, et jette les bases d’un nouveau «contrat social» économique et politique.
J’aimerais beaucoup savoir ce que vous en pensez et, bon sang je suis en retard, je vous souhaite une très très très belle nouvelle année.
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