La technologie influence bien plus que notre façon de travailler. Elle change également en profondeur la notion de lieu de travail. Comme l’a écrit IBM en 2011 dans son livre blanc «Le nouveau lieu de travail: êtes-vous prêt ?»:
«Aujourd’hui, le lieu de travail est un environnement virtuel et/ou physique, caractérisé par les connexions, la collaboration et le choix de l’utilisateur, qui permet au travailleur d’être plus agile et d’accomplir des tâches n’importe où, n’importe quand -donc au final de créer plus de valeur pour l’entreprise».
La collaboration, intermédiée par les technologies sociales, est sur l’agenda de tous les PDGs, ou du moins devrait l’être. Une palette de plus en plus étendue d’outils de communication synchrone et asynchrone, disponible sur à peu près toutes les plateformes et les terminaux imaginables, permet aux travailleurs d’accéder aux ressources et au savoir où qu’ils se trouvent, éliminant la nécessité de conserver un lieu de travail physique unifié. La technologie elle-même se fait nomade, ubiquiste, omniprésente et financièrement accessible, en d’autres termes se consumérise. Plus encore, la tendance grandissante du BYOD (bring your own device – apportez vos propres outils) entraîne l’inscription de plus en plus étroite de la technologie au sein de nos comportements sociaux les plus anodins. Pourtant, «business as usual» est toujours la règle en vigueur pour la plupart des entreprises, et celles-ci semblent imperméables aux changements qui sont en train de transformer notre vie de tous les jours.
Passer du discours aux actes… Oui, mais quel discours ?
Les entreprises d’aujourd’hui, structurées autour des processus, largement automatisées et éminemment bureaucratiques, sont le résultat d’une évolution commencée pendant la révolution industrielle du dix-neuvième siècle. Mais cette évolution ne s’est pas faite toute seule. Les entreprises ont été façonnées ainsi par énaction, à travers le discours et les actes de générations de dirigeants, à travers les théories et les principes enseignés pendant des dizaines d’années dans les business schools, avec l’aide des grands cabinets de conseil, enracinant l’idée Tayloriste de l’entreprise en tant que machine, au sein de laquelle les individus sont moins considérés comme des ressources que comme des variables d’ajustement des coûts. La manière dont le travail se fait réellement, le royaume des processus gris et de la collaboration ad hoc, ont progressivement été ensevelis sous une vision conceptuelle de la manière dont le travail devrait se faire.
Ce à quoi nous assistons en fait aujourd’hui est la substitution progressive d’un récit par un autre, promouvant haut et clair l’avènement d’une entreprise sociale mue par la technologie. Mais la notion de lieu de travail diffus est-elle finalement plus proche de la réalité ? Dans un article intitulé de manière provocante «Je pourrais être mort depuis quinze jours et mon patron ne s’en rendrait pas compte»: rhétorique et réalité de la flexibilité, le Dr. Andrea Whittle a montré a quel point le télétravail peut être loin de ce que décrivent les éditeurs de logiciels. Isolement, difficultés à équilibrer vie professionnelle et vie privée, manque de réelle collaboration, sont des réalités rencontrées par la plupart des employés. Cependant, tout comme la réalité du travail dans l’univers corporate «traditionnel», la réalité que recouvre l’entreprise distribuée est cachée, effacée du discours dominant. Les éditeurs de solutions collaboratives d’aujourd’hui ont remplacé les cabinets de conseil en stratégie d’hier dans la construction du récit du lieur de travail.
Des connexions aux noeuds
La collaboration d’équipes virtuelles est uun élément central de ce nouveau discours. Socialcast, par exemple, promet «une meilleure façon de collaborer» de cette manière (je traduis):
«améliorez le travail en équipe grâce au pouvoir du réseau social d’entreprise. Vous pouvez aussi ajouter des partenaires, clients et fournisseurs de confiance en toute sécurité. Avec Socialcast, partagez de l’information, assignez des tâches, et collaborez sur des documents, en gardant synchro tous les membres de l’équipe».
De même, pour Jive:
«le business dépend du travail en équipe. Mais les outils traditionnels freinent tout autant qu’ils n’aident, ce qui aboutit à du temps perdu, des efforts redondants et des opportunités manquées. Le temps est avalé par l’email et les réunions improductives. De grandes idées sont perdues dans les boîtes aux lettres et les outils fonctionnant en silo. Des informations essentielles sont noyées dans le bruit. Tout cela n’est pas inéluctable».
Cet accent mis sur le travail en équipe n’a rien de neuf. Il s’agit, en fait, de l’implémentation sur le lieu de travail des théories formulées en 1933 par Elton Mayo, un sociologiste industriel, pour qui l’appartenance à un groupe améliore les performances d’un employé, et il est plutôt paradoxal de voir que l’un des arguments-clefs employés par les éditeurs de technologies sociales est un concept qui a trouvé son importance et sa justification dans le modèle Tayloriste des organisations.
Les vrais réseaux collaboratifs n’ont pas tant à voir avec les équipes qu’avec les individus, comme l’ont montré B. Nardi, S. Whittaker and H. Schwartz. Les bénéfices réels de la collaboration pour les entreprises connectées ne viennent pas d’équipes, mais de l’acquisition personnelle de savoir, de la possibilité individuelle de se connecter à la bonne personne et d’accéder à la bonne information au bon moment. L’unité de base des technologies collaborative est la gestion individuelle du savoir, et non l’espace de travail collaboratif.
Une étude récente a démontré que «plus les télé-travailleurs communiquent avec leurs mangers et leurs collègues, au moyen d’email, de messagerie instantanée, de vidéo-conférence et de communication face-à-face, plus ils se sentent stressés par les interruptions». Sur le lieu de travail virtuel, le haut niveau de communication interactive associé avec le travail en équipe se révèle contreproductif et source de stress. De plus, l’obsession à maintenir le lien à travers la communication a pour résultat un plus faible sentiment d’appartenance à l’entreprise. Les réseaux sont faits de connexions, bine sûr, mais ils surtout faits de noeuds, et ces noeuds sont des êtres humains. Comme l’exprime la dernière édition de la Global CEO Study d’IBM, «Leading through connections»:
«en encourageant les employés à agir en fonction de leurs propres idées, les dirigeants construisent le sens de la responsabilité, de l’initiative et de la loyauté des employés. Et en équipant les employés pour leur permettre de travailler dans un environnement ouvert, ils donnent des armes à ceux qui représentent leur marque face au monde».
Mais au lieu d’apporter leur support aux travailleurs individuels, les entreprises, comme l’ont montré Nardi, Whittaker and Schwartz, reportent sur eux la responsabilité du travail supplémentaire nécessaire pour que le lieu de travail virtuel puisse fonctionner correctement, et dissimulent la réalité de ce travail derrière le récit émergent du lieu de travail. Passer de la bureaucratie à la réseaucratie nécessitera que chacun soit autorisé à construire son propre récit de la façon dont se fait le travail. Au lieu de mettre en avant le changement culturel nécessaire pour que les entreprises se transforment en social businesses, nous devrions nous consacrer à libérer et aider sur le lieur de travail le changement qui y est déjà autant à l’oeuvre que dans nos vies personnelles, et à redéfinir les entreprises autour de ce changement.