La plupart des organisations actuelles sont de puissantes machines productives, qui ont été fondées et ont crû dans une ère durant laquelle la production de masse était la norme, et la planification la règle. Cette ère est pour de bon révolue, et le social business, ou entreprise 2.0, ou entreprise connectée, ou quelle que soit la manière dont vous l’appellerez (la façon dont ceux qui gravitent dans ce domaine refusent d’être étiquetés d’un terme spécifique est assez étonnante), cherche à bâtir et à fournir un cadre opérationnel pour mener le business dans notre époque envahie par la complexité.
Pour survivre dans un environnement de plus en plus imprévisible, pour tirer leur épingle du jeu dans une époque économiquement éprouvante, les entreprises doivent se réinventer à tous les niveaux. En interne, elles doivent devenir plus agiles en adoptant des structures en réseau, plus modulaires, (et devenir ce que Dave Gray appelle des entreprises podulaires), stimuler chez leurs employés la créativité individuelle et l’esprit d’intrapreneuriat. En externe, elles doivent apprendre à traiter avec des clients versatiles, sur-informés et hyper-connectés.
Encore plus de «business-as-usual»
Des deux côtés des frontières de l’organisation, les technologies sociales offrent le moyen de connecter les gens de manière transparente et porteuse de sens, que ce soit pour accélérer l’apprentissage et le partage de savoir, pour dynamiser l’innovation, ou pour faciliter l’engagement auprès des clients pour construire des relations durables. Les bénéfices associés au fait de devenir «social» semblent suffisamment évidents pour que tous se précipitent. Et pourtant, comme l’a exprimé Irving Wladawsky-Berger, en commentant une récente étude du cabinet Forrester:
«les entreprises investissent dans des plateformes et des technologies sociales, mais, pour la plupart, leurs efforts restent hasardeux et déconnectés entre eux. Elles peuvent réussir dans des silos individuels, mais n’arrivent pas a réaliser le pouvoir potentiel de la transformation en social business».
De manière encore plus préoccupante, alors que nous prônons un changement culturel à l’échelle des organisations, la plupart des valeurs et des capacités associées au «social» sont détournées de leur sens initial; aplanir les hiérarchies fait souvent naître un état d’esprit plus commande-et-contrôle que jamais; le télétravail est tout autant une malédiction qu’une bénédiction; la transparence offre en fait de plus grandes possibilités de manipulation; les médias sociaux, lorsqu’ils sont utilisés au service des clients, deviennent souvent un canal tout aussi inefficace que les autres.
Nous pourrions, bien sûr, continuer à nous concentrer sur les cas d’école édifiants, sur ces très peu nombreuses entreprises qui ont réellement suivi le bon chemin, et les montrer en exemple à la -très grande- majorité des autres. Mais le fait que ce que nous appelons succès est bien trop souvent le résultat d’une tentative réussie pour mettre en place un «business as usual» plus dur, plus radical, plus performant. Dans ce modèle «social» que beaucoup mettent en avant, les entreprises persistent à croire que les individus peuvent être divisés en deux groupes: les employés (ressources de production) et les clients (ressources de consommation), et que les relations liant ces deux groupes sont de nature transactionnelle. Dans cet univers binaire, un meilleur engagement avec les clients signifie plus de ventes, une meilleure autonomie des employés signifie des processus plus fluides. Ces entreprises cherchent à conserver le business sous sa forme actuelle, énergisée par le social.
Au-delà de la gestion des exceptions
Soyons clairs. Les entreprises ne doivent pas devenir sociales parce qu’elles ont besoin de mieux interagir avec leurs clients sur leurs propres canaux, ni parce qu’elles ont un besoin urgent de mieux gérer les exceptions dans un mode opératoire processisé, mais parce que nous vivons un profond changement sociétal. Elles doivent non seulement adopter de nouvelles façons de vendre leurs produits et services, mais aussi reconsidérer ce qu’elles vendent, et pourquoi elles le vendent, à la lumière du changement qui s’opère sous nos yeux.
Ce changement est en train d’affecter tous les aspects de notre vie: il est politique, économique, culturel… et ne peut être résumé à la technologie et à la collaboration. Commel’écrit Manuel Castells:
«Pourquoi maintenant? La réponse se trouve dans la conjonction entre de nouvelles technologies de l’information flexibles et un ensemble d’événements historiques, qui sont arrivés simultanément par accident, autour des années 70 et de la fin des années 60. Cs événements comprennent la reconfiguration du capitalisme, avec son emphase sur la dérégulation et le libéralisme; l’échec de la restructuration des états, incapables de s’adapter à la société de l’information; l’influence de l’idéologie libertaire née des mouvements de contre-culture des années 60; et le développement d’un nouveau système de médias, englobant les expressions culturelles dans un hypertexte interactif global/local. Tous ces processus, s’influencent les uns les autres, ont favorisé l’adoption des réseaux d’information en tant que forme d’organisation la plus efficace. Une fois en place, et mus par la technologie de l’information, les réseaux d’information, par la compétition, ont peu à peu éliminé les autres formes d’organisation, ancrées dans une logique différente.»
Dans cette société hyper-connectée, la raison d’être des entreprises est toujours de créer et de servir des clients, et d’en générer du profit afin de survivre, comme l’a affirmé Peter Drucker en 1954 dans “The Practice of Management“. Mais la notion même de ce qu’est un client, de ce que sont ses besoins et ses désirs, a dramatiquement changé. Citons à nouveau Castells:
«La consommation de masse était fondée sur une production standardisée, des relations de production stables, et une culture de masse organisée autour d’émetteurs prévisibles et des ensembles de valeurs identifiables. Dans un monde de réseaux, les individus auto-programmables redéfinissent constamment leur style de vie et donc leurs habitudes de consommation; pendant ce temps le travail générique ne fait que lutter pour sa propre survie.»
Il n’est plus possible de répondre de façon durable aux besoins d’individus dont les objectifs et les comportements changent sans arrêt en fonction de leur environnement au moyen de structures et et mécanismes conçus pour une consommation de masse. Le marketing à aujourd’hui pris cette évidence à bras le corps: la logique à dominante service, conceptualisée par Steve Vargo et Robert Lusch, fournit de nouvelles clefs pour une meilleure compréhension des relations entre clients et entreprises. Le design de servicevise à comprendre le «job-to-be-done» des clients selon leur propre point de vue, et de formuler les propositions des marques en fonction.
Servir les clients, un problème irréductible
Servir des clients hyper-connectes nécessite de nouvelles règles, et de nouveaux paradigmes organisationnels. Gérer une entreprise dans ce contexte présente toutes les caractéristiques d’un problème irréductible: il n’existe aucune compréhension commune des besoins des clients, vendre devient de plus en plus une action «one-shot» à l’issue incertaine, et le contexte des relations entre marque et clients évolue constamment au cours du temps. Dans ce nouvel univers, les anciennes approches ne fonctionnent plus. Les entreprises doivent devenir sociales à un niveau supérieur, et mettre en pratique un nouvel ensemble de paradigmes managériaux et opérationnels pour survivre:
- Plus de frontières
Pour comprendre leurs clients, les entreprises doivent «s’insinuer sous leur peau et les suivre à longueur de journée», comme le déclare Clay Christensen. Ce qui ne peut se faire qu’en acceptant ses clients pour ce qu’ils sont réellement: des parties prenantes actives des entreprises avec lesquelles ils interagissent. Les entreprises doivent donc déplacer leur centre de gravité hors de leurs frontières traditionnelles vers là où se font réellement les transactions: au plein cœur de la société civile, et s’impliquer dans toutes les dimensions de cette société. Les échanges commerciaux ne sont plus des activités de consommation; ils prennent leur source dans un ensemble d’expériences, tant personnelles que collectives, dans lesquelles chacune des parties prenantes prend part.
- Des échanges fondés sur la confiance
Quand les clients redéfinissent constamment leur comportement, les relations de confiance deviennent cruciales, et devraient influencer toutes les activités de l’entreprise, afin de pouvoir réagir et de reformuler sa proposition de valeur en conséquence. La notion de mettre le client au centre est encore trop souvent comprise de l’intérieur vers l’extérieur, et n’est prise en compte que dans la mesure où cela ne remet pas en question le fonctionnement même de l’entreprise. En vérité, une vraie vision centrée client doit aller au-delà de l’empathie, et devenir un ensemble d’échanges, autant symboliques que matériels, fondés sur la confiance entre des partenaires de valeur égale.
- Une culture de l’expérimentation
Le développement d’échanges fondés sur la confiance va de pair avec le désir de partager, non seulement du savoir, mais également des sentiments et des émotions, et d’être capable d’apprendre des expériences. L’apprentissage est un processus continu, mais non linéaire, qui ne peut être développé que dans un environnement faisant place à l’expérimentation et à une certaine dose d’excentricité.
- Des structures émergentes et adaptatives
Aujourd’hui, plus de 80% des gens vivent en zone urbaine, et 75% des activités économiques des pays ayant vécu la révolution industrielle sont des services. Dans ce contexte, la structure Tayloriste du travail qui prévalait à l’ère industrielle n’a plus de raison de subsister. En adoptant des structures plus émergentes, mettant l’accent sur les réseaux, en se concentrant sur l’innovation et le leadership adaptatif, les entreprises se donneront les moyens de mieux s’adapter et répondre aux changements perpétuels et imprévisibles auxquels elles font aujourd’hui face. En appeler à la puissance des réseaux signifie plus que leur donner un objectif à suivre, cela signifie leur laisser le pouvoir de poursuivre leur propre objectif.
«Le futur est déjà parmi nous. Il n’est seulement pas encore uniformément distribué», a sans doute dit William Gibson. Assurons-nous simplement que les entreprises soient réellement armées pour subsister et réussir dans le monde d’aujourd’hui, et non dans un monde pour de bon révolu. Assurons-nous qu’elles comprennent réellement tout ce qui est en jeu dans le social business.
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