La version originale de ce billet, en anglais, a été publiée sur CMSWire.
Lorsqu’on me demande d’illustrer l’évolution de l’entreprise, je me réfère souvent à cette scène célèbre des “Aventuriers de l’Arche perdue” de Steven Spielberg, scène au cours de laquelle Indiana Jones tue sans s’émouvoir d’un simple coup de pistolet un impressionnant homme d’épée. Pour moi, cela montre bien à quel point nos présuppositions sur la manière dont l’entreprise devrait opérer dans le monde d’aujourd’hui sont inefficaces et dysfonctionnelles. Ensuite, parce qu’un petit croquis vaut mieux qu’un long discours, je montre cette parodie de la même scène.
Une illusion technologique
“Social”, tel que nous l’entendons de plus en plus souvent et tel que nous commençons à le voir sur la to-do listes des dirigeants d’entreprise, a en fait aujourd’hui plus à voir avec des épéistes “augmentés” par la technologie qu’avec le changement de paradigme incarné par Harrison Ford. L’initiative “Zero Email” largement médiatisée (et par ailleurs marque déposée) par Atos, par exemple, pourrait bien n’avoir longtemps pour seul effet que de libérer les collaborateurs de l’écran sur lequel ils consultent leurs emails pour les enchaîner à un autre sur lequel défilera un flux d’activités.
“Si j’avais demandé aux gens ce qu’ils voulaient, ils m’auraient dit des chevaux plus rapides
Assez ironiquement, l’une des citations les plus emblématiques de l’ère industrielle, attribuée à Henry Ford, tout en incarnant l’échec auquel sont vouées les méthodes de marketing “push” dans une époque marquée par la versatilité du client, est un piège dans lequel bien des initiatives “sociales” se précipitent avec enthousiasme. Que pensez-vous que veulent les entreprises ? Des employés plus efficaces, plus rapides. Des chevaux plus performants, plus rapides… Ne veulent-elles donc pas se transformer ? Bien sûr que si; mais comme nous savons à quel point changer les comportements est difficile, nous nous appuyons sur le fait que la technologie induira le changement. C’est une religion si bien partagée que je ne fais aucun lien vers un rapport ou un blog, vous les trouverez facilement.
Mais c’est une illusion. La technologie n’a rien à voir avec le déclenchement, elle est affaire de mise à disposition. Entre les mains d’employés autonomes et volontaires (pour peu qu’ils se sentent par eux-mêmes autorisés à agir ainsi, mais c’est une autre histoire), la technologie met à leur disposition de nouvelles opportunités de partager le savoir, de nouer des relations ad hoc et de s’organiser en réseaux. Entre les mains de managers orientés résultats, dans le cadre de nos structures hiérarchiques, elle offre de nouveaux leviers pour renforcer un état d’esprit commande-et-contrôle.
Un non-sens économique
La transformation des organisations ne viendra ni de l’évolution de la technologie, ni des nouveaux comportements que nous sommes en train d’adopter dans notre vie privée. Nous vivons dans un monde co-évolutionnaire, comme le disait Sir Winston Churchill: “Nous façonnons nos immeubles, et ensuite nos immeubles nous façonnent” Pour survivre, nos entreprises doivent prendre en main leur propre évolution afin de tirer parti des changements profonds à l’oeuvre dans notre vies comme dans la technologie.
Restons, pour un moment, à l’écart du débat populaire autour du leadership, pour considérer une profonde réalité, souvent négligée dans le contexte du social business: les entreprises sont des entités économiques, et leur raison d’être est de faire du profit. Dans un article influent de 1937, “The Nature of the Firm“, Ronald Coase a analysé la raison pour laquelle les entrepreneurs créaient et faisaient grandir des entreprises en engageant des personnes et les faisant travailler ensemble sous l’égide d’une entité unique. Sa théorie, qui lui valut le Prix Nobel d’Economie en 1991, était qu’en agissant de cette manière, les entreprises minimisent les coûts de transactions relatives à l’accès et à l’organisation des ressources, en constituant ainsi une alternative plus efficace, organisationnellement et économiquement, aux marchés.
Aujourd’hui, les entreprises ont perdu la partie contre les marchés, qu’elles produisent des biens tangibles ou intangibles. Par le bas, le travail est devenu une commodité, les contrats à durée déterminée, le travail en free-lance et l’outsourcing sont devenus bien plus rentables et représentent un bien plus grand apport de savoir que l’organisation fermée des ressources qui a prévalu durant la Révolution Industrielle. Par le haut, les entreprises sont désormais des biens négociables et négociés aux mains des actionnaires, et sont devenus objets de Destruction Récréative (pardon à Schumpeter pour ce jeu de mots) sur les marchés financiers. En s’assujétissant, en interne comme en externe, aux mécanismes des marchés, les entreprises ont perdu non seulement leur marge de manoeuvre, mais aussi leur sens: elles n’ont plus de légitimité à faire de l’argent pour faire de l’argent, car cela ne correspond plus à leur raison d’être, à savoir une alternative de production crédible aux marchés. Les entreprises, en tant qu’entités économiques, sont en train de devenir un non-sens économique.
Confrontés à ce vide, pouvons-nous sérieusement considérer le Social Business comme un remède pour ces entreprises vidées de leur sens, a fortiori lorsqu’aveuglées par les fausses promesses de la technologie, aussi collaborative, en réseau, distribuée ou émergente puisse-t-elle être ?
L’entreprise en tant que plateforme
La transformation que doivent entreprendre les organisations n’est ni technologique (débarrassons-nous donc du Social Business à ce titre) ni structurelle (quel périmètre reste-t-il au leadership, lorsqu’inféodé aux marchés ?) mais plutôt téléologique. Les objectifs financiers, tels que décrits par Coase, tout autant que les objectifs basés sur une mise au service de client, n’existent plus, et ne reste que le besoin d’atteindre les objectifs fixés par les analystes. Les entreprises ont perdu leur crédibilité et leur potentiel en tant qu’alternatives économiques aux marchés, et doivent trouver et énacter une nouvelle finalité pour survivre. Plutôt que de s’accrocher à une transformation “sociale” vouée à l’échec, elles doivent maintenant trouver la force de sortir d’un paradigme économique qu’elles ne sont plus en mesure d’assumer.
“Si vous ne pouvez les vaincre, joignez-vous à eux“, dit le vieil adage. Si les entreprises ne peuvent construire leur identité en rivalisant avec les marchés, pourquoi ne deviennent-elles pas leur support ? De systèmes clos, elles pourraient se transformer en plateformes où opéreraient des unités plus petites, voire des marchés. Dans “The Connected Company“, Dave Gray écrit:
“Une organisation populaire a besoin de structures de support qui maintiennent les pods en réseau afin qu’elles puissent coordonner leurs activités, partager l’apprentissage, et accroître l’efficacité globale de l’entreprise. Les plateformes sont des structures qui accroissent l’efficacité d’une communauté. […] Ce qu’ont réalisé des organisations semblables à des villes telles que Facebook ou Amazon, c’est créer des plateformes qui fournissent une colonne vertébrale commune fournissant cohérence et ordre, sans nuire à l’innovation”.
En se transformant en plateformes, les organisations pourront expérimenter différentes structures et différents modèles, tels que les business modèles collaboratifs analysés par Ross Dawson et Steve Bynghall, et envisager de nouveaux modes de production tels que la “production de pair-à-pair à usage commun” (commons-based peer production), que Yochai Benkler a décrit comme une troisième voie de production, parallèle aux entreprises et aux marchés.
L’entreprise en tant que système social
Dans notre monde hyper-connecté, les entreprises doivent nouer de nouvelles relations avec la société dans son ensemble, tout autant qu’avec les individus qui la composent. Bien que la transformation en plateformes satisfasse à la nécessité de trouver un nouveau sens économique et collectif, elle ne répond pas vraiment au besoin de rassembler et d’impliquer les hommes autour de ce sens. Les entreprises ne sont pas des individus, mais elles sont faites d’êtres humains, et ont besoin d’un moyen de formaliser cette implication réciproque, concrètement, elles ont besoin d’un cadre contractuel.
Revenons à Ronald Coase:
“Ce qui est stipulé dans le contrat sont uniquement les limites de ce que les personnes fournissant le produit ou le service sont sensés faire. Les détails de ce que le fournisseur est sensé faire n’est pas inscrit sur le contrat mais est décidé plus tard par l’acheteur. Lorsque la gestion des ressources (dans les limites du contrat) devient dépendant de l’acheteur en ce sens, la relation que j’appelle une ‘entreprise’ peut être obtenue”.
Wow… De la même manière dont les entreprises ont en-dehors perdu leur finalité économique, elles ont réduites leur flexibilité et adaptabilité internes. La spécialisation du travail, les descriptions de poste, ont limité à la fois, la liberté et la créativité des travailleurs et la capacité des managers à orchestrer efficacement les ressources. Jon Husband a récemment écrit un très bel article sur le besoin de repenser nos modèles de compétences dans une ère connectée, dans lequel il explique à quel point les raisonnements actuels empêchent le changement dont nous sommes témoin de se diffuser à l’intérieur de l’entreprise.
De plus, les notions de vie personnelle et professionnelle, de vie privée, de propriété intellectuelle, sont en train de changer. Les consommateurs sont aussi des créateurs, nos réseaux de confiance ont remplacés les médias dans la manière dont nous découvrons, accédons et mémorisons l’information, reléguant la civilisation de Gutenberg à un épisode de l’histoire. Dans ce contexte, le contrat d’embauche traditionnel a perdu l’essentiel de sa pertinence, et doit maintenant intégrer toutes ces extensions de nous même non directement liées au travail, devenant une sorte de contrat social.
Dans la société civile, le pouvoir est maintenant aux mains de la finance et des marchés. Les entreprises ne leur reprendront pas leur identité. Pour redevenir des agents économiques crédibles, elles vont devoir faire un pas de plus vers la société civile, aux côtés des syndicats, des organisations politiques et autres, et devront se retrouver une identité et une raison d’être en puisant aux racines des structures de production pré-industrielles.
Il est sans doute temps de renoncer aux illusions du Social Business, pour nous concentrer sur ce qui compte réellement: la transformation d’artefacts du passé en alternatives durables, et responsables, aux marchés, en tant qu’agents de production. Le chemin va être long…