En 1970, le journal scientifique Nature publiait un petit mais important article de Colin Blakemore and Grahame F. Cooper, neuro-physiologistes à l’Université de Cambridge. L’article intitulé “Development of the Brain depends on the Visual Environment” (le développement du cerveau dépend de l’environnement visuel), décrivait les résultats d’expériences au cours desquelles ils avaient élevé des chatons dans un environnement où ils étaient confrontés soit à des lignes verticales, soit à des lignes horizontales, mais jamais aux deux. Dans ce contexte, une fois adultes, ces chatons devenaient virtuellement aveugles aux lignes orthogonales à celles auxquelles ils avaient été exposés, leur cerveau s’étant adapté à la nature de leur environnement.
Extension du domaine de la hiérarchie
Les hiérarchies sont sans doute aussi anciennes que le monde. Pourtant, bien que les sociétés primitives de chasseurs-cueilleurs aient été égalitaires, leur organisation sociale impliquait de nombreuses hiérarchies temporaires, leur permettant de déléguer l’autorité à des individus ou des groupes spécifiques, en réponse aux nécessités du moment. Les causes et l’histoire des hiérarchies de statut si typiques de nos sociétés et entreprises n’est pas facile à décoder. Dans “Human Evolution and the Origins of Hierarchies”(L’évolution humaine et les origines des hiérarchies), Benoît Dubreuil a développé une intéressante théorie les reliant au développement de sociétés étendues, une évolution corrélée notamment au développement de l’agriculture, à une époque où les être humains ne possédaient pas les facultés cognitives nécessaires pour les gérer de façon égalitaire.
Que nous souscrivions ou non à la théorie de Dubreuil, le fait est que les hiérarchies basées sur le pouvoir (dans lesquelles le statut, en tant que moyen de domination sociale ou économique, devient synonyme de pouvoir) sont une des clefs du paradigme dominant qui prévaut dans la plupart de nos entreprises, et qui, loin d’être contenu à l’intérieur des limites de l’entreprise, préside à la plupart des relations production-consommation entre l’entreprise et ses clients. La rengaine “nous produisons, vous consommez”, née à une époque d’industrialisation et de marchés de masse, ne représente rien d’autre qu’une généralisation des hiérarchies, à l’intérieur de laquelle les clients renoncent à penser de manière critique à leurs besoins réels et à décider par eux-mêmes de leur manière de consommer, contre une accumulation de biens et de services produits en leur nom (ou malgré eux). Du point de vue de l’entreprise, les clients sont devenus le dernier maillon d’une chaîne de production sur le mode commande-et-contrôle, sans qu’il leur soit réellement possible de donner leur avis (les numéros verts ne datent que de la fin des années soixante), et obéissant à un ordre unique: “achetez”.
Lorsque, après la Seconde Guerre Mondiale, les entreprises ont évolué, passant d’une orientation produit à une orientation marketing, elles n’ont pas pour autant libérés leurs clients de ces liens hiérarchiques. Au contraire, en se concentrant et en attisant les attentes de leurs clients, elles ont induit dans leur esprit d’avantage de comportements hiérarchiques, leur pouvoir économique discrétionnaire se traduisant en consommation ostentatoire et tension sociale. Sous le couvert de développement des entreprises et du commerce, la corne d’abondance ouverte durant les Trente Glorieuses s’est transformée en tyrannie de la consommation, sous le règne de laquelle la rigidité en vigueur dans l’entreprise s’est étendue au grand public. Une attitude parfaitement symbolisée par la déclaration de Patrick Le Lay, alors PDG de TF1, lors d’une interview: “ce que nous vendons à Coca-Cola, ce sont des minutes de cerveau humain disponibles”.
Gérer la complexité
Entretemps, le monde a changé. Dramatiquement. Les certitudes d’hier ont disparu derrières de multiples possibles et des choix incertains, tissant des environnements complexes au sein desquels il n’y a ni trajet simple, ni option réellement sûre. Des flux constants d’information s’écoulent autour de nous, requérant, de notre part, pour en faire sens, un niveau de jugement et de savoir de moins en moins à la portée de l’individu isolé. En même temps, la technologie nous permet de nous connecter et d’interagir sans quasiment de limite, recomposant nos comportements de consommation à travers l’apprentissage collaboratif et l’intelligence distribuée. La complexité grandissant, nous comptons de plus en plus sur nos relations pour qualifier l’information. Nos réseaux sont devenus nos filtres.
Les entreprises, elles aussi, ont évolué. La production de masse est devenue, pour beaucoup d’entreprises et dans de nombreux secteurs, un fantôme du passé. La technologie offre de nouvelles possibilités de mieux écouter les clients, de les segmenter au niveau quasi-individuel en fonction de critères économiques, comportementaux et sociaux, et de réer de nouveaux canaux permettant des interactions un échange d’information plus pertinents.
Et pourtant…
Et pourtant les entreprises considèrent toujours leurs clients comme s’ils étaient le dernier niveau de leurs hiérarchies internes. Elles continuent à croire que, bien que confinées dans un paradigme bâti sur des silos, des hiérarchies, et l’impuissance des employés en front office, elles peuvent apprivoiser la volonté et les attentes de clients organisés en réseaux. Comme dans les expériences de Blackmore, elles agissent comme si, nées dans un monde où les hiérarchies constituaient la structure la plus pratique pour générer du profit et optimiser la performance, elles étaient devenues incapables de voir à quel point le monde autour d’elles avait changé. Elles se comportent comme si les employés étaient isolés du monde extérieur, et à l’abri de changements qui touchent pourtant l’ensemble des êtres humains. Elles fonctionnent comme si la rigidité et l’expertise en boîte étaient capables de rivaliser avec l’imagination et la souplesse de réseaux de consomm-acteurs.
Jouer selon de nouvelles règles
Dans un monde où vos clients sont plus malins que vous, vous n’avez d’autre choix que de jouer selon leurs règles pour survivre. Malgré ce que certains disent, l’essor actuel de ce que l’on appelle économie collaborative ne représente sans doute pas le futur du monde du travail, car la plupart de ces nouvelles entreprises fonctionnent toujours d’une manière lourdement centralisée et capitaliste, mettant essentiellement à profit les réseaux externes pour le bénéfice d’une hiérarchie étroite. Cependant, elle montre clairement que chaque industrie, chaque entreprise, court aujourd’hui le risque d’être disruptée par des nouveaux venus capables de répondre à des besoins réels, profondément ancrés dans les réseaux. Des majors de l’industrie musicale à la location de voiture, de l’hôtellerie à l’immobilier, la liste des exemples grossit de jour en jour.
C’est un drôle de monde au-dehors. La confiance et la crédibilité sont les pierres angulaires à l’aune desquelles nous digérons l’information, soupesons les recommandations et créons du savoir au sein de nos réseaux. A moins de prendre conscience de cette réalité nouvelle, les entreprises ne seront pas capables d’en tirer parti. Ce qui a fonctionné à une époque dominée par un état d’esprit de production hiérarchisée est devenu obsolète. Pour créer de la valeur pour des clients en réseaux, il faut être capable de plonger dans ces réseaux, et d’adopter leurs règles et leurs principes, sous peine d’être éjecté comme un corps étranger d’un organisme vivant.
Pour la plupart des entreprises, ce ne sera pas chose facile. Des décades de centralisation à la recherche d’efficacité, des années de mise en forme capitaliste à la recherche de profit, ont calcifié leur structure en hiérarchies aveugles et chaînes de pouvoir à sens unique. Dans leur cas, la technologie ne servira qu’à renforcer le status quo, et non à initier une quelconque sorte de transformation. En tant que clients, en tant qu’êtres humains, nous savons comment nous connecter, comment co-créer de la valeur, sociale autant qu’économique. Nous pouvons faire la même chose dans le monde du travail. Il faut nous faire confiance, renoncer à tout contrôler, et s’engager à construire une structure organisationnelle favorable. Il faut -seulement- ouvrir les yeux, et apprendre comment supporter la lumière crue de notre nouvelle réalité.