Les deux visages du social business

La co-évolution a toujours joué un rôle important dans l’histoire de l’humanité, spécialement lorsque l’on évoque les relations complexes entre technologie et comportements sociaux. Les outils sociaux envahissant le web et s’invitant de plus en plus vite dans nos organisations ne font pas exception. Mais l’évolution n’est ni linéaire, ni toujours un jeu à somme positive. Le social business, dans l’acceptation actuelle de définition d’une nouvelle manière d’effectuer le travail, arrive sans doute à une croisée des chemins.

«Donnez-moi un levier suffisamment long et un point d’appui, et je soulèverai le monde». Cette célèbre citation d’Archimède illustre la double nature de l’évolution technologique: en fournissant une explication théorique et scientifique au levier, il a inventé des systèmes de poulies permettant la manipulation de charges d’un poids jusqu’alors impossible, mais également la catapulte, l’une des premières armes de destruction massive. Depuis l’invention du feu jusqu’à la fission nucléaire, qu’il s’agisse de progrès disruptif ou d’adaptation incrémentale, l’innovation technologique a toujours été autant une malédiction qu’une bénédiction.

Toute médaille a son revers

Les technologies 2.0 ne font pas exception à cette règle. Jour après jour, on peut lire des articles dithyrambiques sur la manière dont le web social est en train de transformer notre réalité, suscitant l’empathie, construisant un monde meilleur et des organisations plus humaines. Comme c’est beau. Et comme c’est faux. Les technologies sociales ont le potentiel de nous aider à construire un monde meilleur, mais également pire. L’empathie peut se transformer en haine en un clin d’oeil, ou servir de catalyseur à la manipulation des foules et des individus. Toute médaille a son revers. Je ne parle pas ici de crises d’e-réputation ou de soi-disant désastres des médias sociaux, qui nourrissent régulièrement tant de blogs «marketing», et résultent la plupart du temps d’un positionnement produit insoutenable ou du comportement infantile de quelques employés, mais d’une menace bien plus forte et bien plus puissante pesant sur le potentiel des médias sociaux: celui d’en appeler au côté obscur de l’esprit humain.

Il est temps de s’y mettre

Ne pas prendre cette menace au sérieux, en persistant à se concentrer sur les maladresses émaillant l’usage des médias sociaux pour claironner que ceux-ci sont en train de transformer le monde est non seulement stupide, mais dommageables, lorsque cette attitude s’applique à l’univers du business.

Une évolution tangible de la nature du travail, et une réelle transformation de la structure des organisations, tout cela n’existe pour l’instant essentiellement que dans le baratin marketing. Les choses changent lentement, et nécessitent bien plus un véritable changement de culture que la simple adoption de nouveaux outils. Comme l’a judicieusement fait remarquer Mark Tamis, le Social Business (tel que le définit maintenant IBM) est en fait bien plus proche de la définition originale de l’Entreprise 2.0 que de l’entreprise collaborative telle que la décrit Esteban Kolsky, ou de la Wirearchie telle que l’entrevoit Jon Husband. Changer de terminologie ne dissipe pas l’écran de fumée.

La «tâchisation» de la conversation

De plus, des outils tels que Salesforce Chatter, ou plus récemment Tibbr, apparaissent, qui permettent l’intégration directe des applications métiers dans les plateformes sociales. Je suis convaincu que la socialisation des processus business n’est pas une direction pertinente à suivre sur le chemin qui mène au social business, mais là n’est pas la véritable menace. Tibbr permet aux gens de choisir les informations qu’ils veulent recevoir, et quand ils souhaitent les recevoir. Bien que cela puisse (pour certains) apparaître comme une superbe idée, comment pensez-vous que cela se traduise en pratique dans la grande majorité des entreprises, dans celles pour lesquelles «devenir une entreprise collaborative» (ce sont les mots-même d’IBM) signifie en gros fournir des outils bruts aux employés sans pour autant renoncer à leur structure traditionnelle, typiquement commande-et-contrôle ? Comment cela serait-il compris par ces entreprises qui concentrent leur stratégie autour de la productivité orientée processus, de l’optimisation de la force de travail et des réductions de coût ?

La réponse, vous la connaissez: de tels outils donneront aux managers de nouveaux moyens pour contrôler leurs équipes, en temps réel, de nouvelles opportunités pour enchaîner les travailleurs à leurs tâches. Dans un monde où ne pas avoir répondu à un email dix minutes après l’avoir reçu est considéré et signifié comme une erreur, vous n’aurez plus d’excuse pour ne pas checker toutes les demi-heures les messages provenant de l’ERP. Les conversations deviendront de nouvelles tâches interruptives, l’»empowerment» dont il est question se traduira en encore moins de possibilités de s’auto-organiser. Le côté obscur du business existe, et il se porte bien.

Le social business offre aux entreprises une opportunité majeure de redéfinir la nature du travail et la structure des organisations, libérant les travailleurs de la pression organisationnelle et définissant un nouveau contrat social entre clients, travailleurs, entreprises et leur écosystème. Du côté obscur, il leur offre également des manières inédites de renforcer le business-as-usual et d’exploiter plus encore l’héritage dépassé de l’ère industrielle. Centrée- individus ou centrée-IT, l’utilisation des technologies sociales se trouve à la croisée des chemins, et il est sans doute temps d’y faire face sans indulgence.

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6 Responses to Les deux visages du social business

  1. Merci de cette mise au point.
    Il est nécessaire de rappeler que toute évolution (médaille?) a son revers mais également que le modèle 2.0 ou tout autre modèle d’organisation s’inscrit dans une logique, une stratégie de profitabilité, de survie et qu’à ce titre, le social business n’échappe pas à la règle !
    Loin de l’angélisme sous-jacent dans certaines notes publiées ci et là, il faut savoir rester vigilant quant à ce que peut cacher un excès de réthorique “human centric” et d’idéalisation du collaboratif !
    On nous a déjà fait le coup de “l’avenir radieux”, aussi sachons occuper (nous approprier) et exploiter les espaces de liberté et d’initiative que nous apportent les outils “sociaux”.
    Cordialement,

  2. Thierry de Baillon says:

    Merci Claude.
    Oui, il faut éviter de sombrer dans l’angélisme, et surtout éviter de croire que les outils vont apporter une solution aux malaise grandissant dans les grandes entreprises.

    Non seulement le chemin est long et rude, mais les éditeurs de logiciels, ainsi que leurs partenaires, ne facilitent pas la tâche. Les solutions actuelles réussissent le grand écart entre la promesse d’un monde meilleur et la présentation d’arguments permettant de renforcer la logique industrielle actuelle. C’est, bien sûr, pour eux un impératif économique à court terme, mais c’est également un effet pervers dont il faut être et donner conscience.

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  5. Charlotte says:

    Merci pour cette analyse très complète. Il est clair qu’un RSE ou toute autre solution “sociale” appelle un effort d’accomagnement avant et après son implémentation. Notamment pour lutter contre leur usage à mauvais escient par un management qui cherche à se maintenir. La question de l’accomagnement du changement culturel doit être traitée à tous les niveaux de l’entreprise pour permettre le plein essor du “social business”.

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