Le nouveau Moyen-Âge

the new serf

L’entreprise est née sur le principe de la mise en commun des moyens de production, de la promesse de la possibilité d’accéder à des ressources inaccessibles à un individu seul.

Selon Jeremy Rifkin, la réduction des coûts de production provoquée par la révolution numérique ouvre aujourd’hui la voie aux “makers” et rend obsolète l’entreprise traditionnelle, du moins dans la définition que lui donne la théorie des coûts de transaction. Mais cela représente-t-il réellement un progrès social ?

L’irrésistible montée en puissance des plateformes

Au cours des dernières décennies, la notion même de ressource a radicalement évolué. Alors que de multiples moyens de production sont désormais accessibles à tous à faible coût, voire à coût nul, le principal problème auquel l’entreprise doit faire face est devenu celui de l’accès au marché. Dans une société dévorée par l’individualisme et la compétition, chacun se bat désormais pour trouver de nouveaux circuits de distribution pour sa propre production. Il était donc tout naturel que se développent et prospèrent de nouveaux géants, tels qu’Uber ou la Marketplace d’Amazon, dont le modèle repose presque exclusivement sur une plateforme digitale permettant de mettre à disposition de tout à chacun, à nouveau à faible coût, de puissants moyens logistiques globaux.

Si ces plateformes offrent à des individus et à de très petites entités dotés de leurs propres moyens de production (ce n’est pas un hasard si Amazon s’intéresse depuis peu fortement à l’artisanat) une très large exposition au marché, elles partagent une autre caractéristique: une très forte concentration capitalistique. Ainsi, Uber ou AirBnB sont-elles des entreprises privées aux mains d’un nombre très restreint d’actionnaires, et Jeff Bezos, CEO d’Amazon, est-il, de loin le principal actionnaire, direct comme absolu de l’entreprise avec plus de 17% du capital détenu. Dans un monde où la part de l’économie réelle dans l’économie globale se restreint de jour en jour, l’entreprise a troqué la puissance de production contre la puissance financière pure.

Le producteur, cet intermédiaire

Mais ce modèle en plein développement, qui associe concentration du capital avec externalisation des activités de production, est en fait loin de représenter un progrès. L’entreprise préindustrielle s’est construite sur la hiérarchie des rôles et la rationalisation des tâches, cimentant le tout autour d’une “vision” commune que l’on pourrait résumer par “donne-moi une partie du fruit de ton travail, je te donnerai davantage de moyens pour travailler” dans un souci d’efficience globale. L’entreprise industrielle a développé le même type de structure en compromettant la vision, en prise aux enjeux d’une financiarisation progressive, pour devenir la structure malade que l’on connait aujourd’hui, tiraillée entre recherche de sens et recherche de plus en plus exclusive de profit, en grande majorité incapable de réconcilier les deux termes de l’équation. L’entreprise-plateforme, elle, s’est définitivement débarrassée de la propriété des moyens de production en même temps que de la vision interne, la portant au contraire directement vers le client utilisateur de ses services.

Les travaux théoriques de Stephen Vargo et Robert Lusch sur la logique à dominante service et les développements pratiques auxquels ils ont donné lieupour l’entreprise ont démontré qu’un potentiel important de création de valeur existe dans les interactions entre l’entreprise et ses clients. C’est sans doute dans l’exploitation de ce gisement que les entreprises-plateformes se sont montrées les plus brillantes. En externalisant leur production, elles externalisaient également en grande partie l’interaction avec leurs clients. Les systèmes de recommandation et de notation mis en place par la plupart des plateformes (et copié, pour un bien moindre bénéfice, par de nombreux sites de e-commerce) leur ont permis de garder la main sur la qualité de cette interaction. Quelques commentaires négatifs suffisent en effet parfois à radier quelqu’un d’une plateforme.

L’homme dépossédé

Dans ce contexte, en externalisant les moyens de production tout en s’appropriant la relation client et de la création de valeur, les grandes plateformes ont dépossédé l’individu, l’acteur-producteur, de ce qui était jusqu’alors l’essence du travail, à savoir la participation à la production d’une réponse particulière et différenciée à un besoin précis au moyen de compétences spécifiques. La communauté d’intérêts qui donnait son sens à l’entreprise a disparu, remplacée par un marché ouvert où la compétition est attisée. L’individu est devenu à la fois produit et outil, interchangeable et consommable en fonction des attentes des clients et des besoins de l’entreprise-plateforme. La recherche d’efficience qui caractérisait l’entreprise industrielle, et qui, de la mise en place de hiérarchies rigides à l’adoption de stratégies lean, se traduisait par l’optimisation des ressources disponibles, a fait place à une recherche d’efficacité basée sur la quantité des acteurs à disposition de la plateforme.

Si l’entreprise préindustrielle et l’entreprise industrielle pouvaient se prévaloir d’une relation symétrique entre elles et leurs employés (part du fruit de la production contre moyens de production dans le premier cas, production contre salaire dans le second), dont les termes et obligations réciproques étaient formalisés par un contrat, l’entreprise-plateforme ne fournit aucun engagement de réciprocité, l’accès au marché n’ayant aucune valeur de garantie. Cette relation, basée sur des intérêts divergents, est en fait assez proche de celle qui existait au Moyen-Âge entre serfs et seigneurs, lorsque le seigneur louait ses terres en échange d’une partie des récoltes, mais que rien ne garantissait au paysan que cette terre lui donnerait ne serait-ce que le moyen de survivre.

L’entreprise-plateforme représente sans doute le stade ultime de l’économie capitaliste et de la société de consommation. Par contre, que ce soit en termes d’organisation ou d’accomplissement humain, elle ne délivre aucune des promesses qu’une véritable économie des réseaux saurait nous apporter. La quantité infinie de savoir et de connexions que la technologie met aujourd’hui à notre disposition devrait nous permettre de jeter les bases d’une Renaissance éclairée, en lieu et place de quoi nous plongeons dans les aspects les plus noirs d’un nouveau Moyen-Âge, dans lequel on accorde plus de valeur aux données qu’au travail. Nous vivons dans un bien triste monde…

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The Age of Ideology

The Age of IdeologyWe are living in a sad world. An hyperlinked world. A networked world. In theory, this should mean unlimited, universal and unrestricted access to information. In our societies, this should mean the rise of enlightened democracies, powered by collective intelligence, geared toward people’s well-being and education. In our businesses, this should mean the birth of learning organizations, as described by Peter Senge in his seminal The Fifth Discipline. Alas, the world we are living in seems to have been overwhelmed by the one of the nastiest characteristics of networks: speed.

To cope with the ever-growing speed at which information is shared and consumed, we tend to oversimplify our messages, reducing most forms of communication to buzzing catchwords. As a result, bits of information collide with each other. By narrating the world in 140 characters sentences, we substitute the violence of images for the subtlety of words, ready-to-think asserting for in-depth questioning. When power or influence is at stake, in order to stand out and get heard in the echo chamber that our environment has morphed into, information, or what’s left of it, leaves place to mere communication, and even worse, to ideology.

Political Ideology

We are now basking all day long in ideology. Politicians and media have mastered the dubious skill of replacing objective information with twisted doctrines. Consider the Brexit, triggered by a referendum for which many arguments were knowledgeably—and recognized as such by its partisans afterwards—false. The ideological, and biased, nature of these arguments was so blatant, and the inability to confront them with the reality so large than the victors flew away from the scene once the result known. Fear of immigration, and negation of the effects induced by a distressed economy were strong enough to drive the vote, but too dangerous to underlie even the most demagogic realpolitik.

Consider also the recent horror of Nice slaughter. Long before Daesh claimed the attack, politicians from all side were heralding its terrorist nature, at a time when no evidence could support their assertion. Apart from Daesh’s claim, there is still today little if not none evidence for what has objectively been the mad act of an alcoholic, violent, and mentally deranged individual. Information? No, ideology. It is far easier to namean external enemy than to deal with diffuse internal problems. It is more comfortable to let people believe that the “nation” is a safe harbor where nothing bad should happen, while we are waging war abroad, in places that, sheltered behind our screens, we can keep thinking of them as abstract.

Corporate Ideology

The corporate world is also saturated with ideology. Growth, efficiency and performance are the master words of our modern economic machines. Growth? We live in the richest societies of the whole humankind history, as Angus Maddisson has shown.

 

Evolution of global GDP through ages

Evolution of global GDP through ages

Subjecting corporate development and flourishing to growth is a dead end, comparable to believing that trees grow up to the sky, unless we look at development along a financial only angle, zeroing out all considerations to people and to the economy of products and services. As Edgar Morin recently reminded us (article in French):

“Profitalibility of businesses is more linked to the quality of immaterials (cooperation, showing initiatives, sense of responsibility, creativity, services and skills hybridization, integration, management, etc.) than to the quantity of materials (financial ratios, equity, stock prices, etc.)”

Efficiency and performance are linked to a “more and more” mindset, to a vision of the world dominated by data and metrics. The “If you can’t measure it, you can’t manage it” business myth — incorrectly attributed to Edward Deming— has been transformed into an even more lethal believing: if you can’t measure it, it doesn’t exist. For the sake of a new god named Big Data, companies are ideologically heading toward a brave new world.

The power of collaborative practices and structures, able to unleash creativity and shared responsibility throughout organizations, is itself paid lip service by many executives who only see in corporate evolution a means to improve the status quo, instead of to trigger a real transformation. As a CEO told me a few months ago: “this is good for boosting my employees’ morrale, but, between you and me, this is mainly communication.”

There is no escape

Ideologies are about dominance, in a subtler way than hierarchies are. Under the pressure of speed induced by networks, they no more bother narrating a conception of the world but present us with an oversimplification of the reality which they force us to believe, eroding any resort to critical thinking. But this kind of mechanism simply doesn’t fit the logic of a world as complex as ours, resulting in tensions and frustration.

In L’éloge de la fuite (that, sadly, isn’t available in English), the French neurophysician Henri Laborit has categorized and described the different behaviors available to human beings when confronted to dominance. The first one occurs when positive outcomes are made possible, and focuses on enhancing these outcomes, mainly in maneuvering to improve our position by playing the dominance game for one’s sole benefit. Growing inequalities, concentration of wealth and power in the hands of a shrinking number of individuals, strengthening of the weight of hierarchies in organizations, are direct consequences of such hedonistic and individualistic behaviors.

When individual gratification becomes impossible, as Laborit stated:

“When confronted with adversity, humans only have three choices: fighting, doing nothing, or fleeing”

But there is no way to run away, as ideologies have for most parts replaced the information flows that nurture our networks, and lean on our emotions to ensure our allegiance. The only responses we are left with are submission (doing nothing), or rebellion. Anguish or anger, so are the choices available to us when trying to resist rampant ideologies, anguish and anger sustained and amplified every day by the nature of the ideologies that surround us and by the message they convey.

Living between anguish and anger cannot be sustainable, even more when one is opposed to the other. Letting these tensions increase will almost mechanically lead us in a world of rising distrust, hate and despair. Is that the world we want to live in?

Faster Is Slower

In The Fifth Discipline that I mentioned at the beginning of this post, Senge described what he called the Laws of The Fifth Discipline, an ensemble of fundamental statements that should guide our judgment and actions when applying system thinking. Most of them, such as “Today’s problems come from yesterday’s solutions” are familiar to anyone practicing design thinking or involved in trying to solve societal problems.

But, in a time when we favor answers over questions, efficiency over precision, another rule we should consider very carefully is the sixth one: “faster is slower”. Our obsession with speed has made us welcoming ideology as a low-cost fast-effect proxy for information. The dictatorship of speed is, beyond terrorism, quest for wealth and power, demagogy, or self-indulgence, what will most surely drive us into chaos.

As long as we deal with technology, reaching the Singularity might be considered as an ideal in some intellectual circles. But when it comes to human, slowing down is no more an option. To stop making the world a worse place, it has become mandatory. It is time we give up racing for influence to begin solving real-world deep problems together, instead of concealing them behind stinking ideologies.

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L’ère des idéologies

The Age of Ideology

Nous vivons dans un bien triste monde. Un monde hyperlié. Un monde en réseau. En théorie, cela devrait signifier un accès illimité, universel et sans restriction à l’information. Dans nos sociétés, cela devrait signifier le développement de démocraties éclairées, mues par l’intelligence collective, soucieuses du bien-être et de l’éducation des peuples. Dans nos entreprises, cela devrait aussi signifier le développement d’organisations apprenantes, telles que les a décrites Peter Senge dans son livre majeur, « La cinquième discipline ». Hélas, le monde dans lequel nous vivons semble avoir été gangréné par une des caractéristiques les plus désagréables des réseaux : la vitesse.

Pour ne pas nous laisser distancer par la vitesse grandissante à laquelle l’information est partagée et consommée, nous avons tendance à sursimplifier nos messages, et à réduire l’ensemble de nos communications à des slogans brillants. Le résultat en est que les informations se télescopent. En cherchant à raconter le monde en phrases de 140 caractères, nous substituons la violence des images à la subtilité des mots, les affirmations du prêt-à-penser à la mise en question pertinente. Lorsque le pouvoir ou l’influence entre en jeu, l’information, ou ce qu’il en reste, laisse la place à de la simple communication, ou pire encore, à de l’idéologie, afin de pouvoir se faire entendre et se distinguer au sein de la chambre d’écho qu’est devenu notre environnement.

Idéologie politique

Nous baignons à présent dans l’idéologie à longueur de journée. Les politiciens et les médias ont maîtrisé l’art douteux de remplacer l’information objective par des doctrines discutables. Regardez le Brexit, enclenché par un référendum alimenté par des arguments dont une grande partie était en toute connaissance de cause — et reconnus tels après coup par ses partisans — faux. La nature idéologique, et biaisée, de ces arguments était si évidente, et l’impossibilité de les confronter à la réalité si grande que les vainqueurs se sont retirés du jeu une fois le résultat connu. La peur de l’immigration, et la négation des effets induits par une économie en mauvaise santé ont été suffisamment puissantes pour motiver le vote, mais trop dangereuses pour sous-tendre ne serait-ce que la plus démagogique des realpolitiks.

Regardez également l’horreur récente de l’attentat de Nice. Longtemps avant que Daesh ne revendique l’attaque, les politiciens de tout bord en proclamaient la nature terroriste, alors qu’aucun indice ne pouvait venir en soutien de leurs affirmations. D’ailleurs, si ce n’est cette revendication, rien ou presque encore ne les confirme pour ce qui a objectivement été l’acte insensé d’un individu alcoolique, violent, et mentalement déséquilibré. De l’information ? Non, de l’idéologie. Il est bien plus facile de nommer un ennemi extérieur que de traiter des problèmes intérieurs, bien plus diffus. Il est plus confortable de laisser les gens croire que la « nation » est un refuge sûr où rien de mal ne devrait survenir, tandis que nous menons la guerre sur des terrains extérieurs, en des endroits que, réfugiés derrière nos écrans, nous pouvons continuer à croire abstraits.

Idéologie corporate

Le monde de l’entreprise est lui aussi saturé par l’idéologie. Croissance, efficacité et performance sont les mots clefs de nos machines économiques modernes. La croissance ? Nous vivons dans les sociétés les plus riches de toute l’histoire de l’humanité, comme l’a montré Angus Maddisson.

Evolution of global GDP through ages

Evolution du PIB global à travers les âges

 

Lier le développement et la réussite de l’entreprise à la croissance est une impasse, revenant à s’imaginer que les arbres montent jusqu’au ciel, à moins que nous ne regardions ce développement que sous un angle purement financier, en éliminant toute considération relative aux êtres humains et à l’économie de produits et de services. Comme nous le rappelait récemment Edgar Morin :

“La rentabilité des entreprises est davantage conditionnée à la qualité de l’immatériel (coopération, prise d’initiatives, sens de la responsabilité, créativité, hybridation des services et des métiers, intégration, management, etc.) qu’à la quantité du matériel (ratios financiers, fonds propres, cours de bourse, etc.)”.

L’efficacité et la performance sont liées à un état d’esprit du « plus et davantage », à une vision du monde dominée par les données et les métriques. Le mythe de « si vous ne pouvez pas le mesurer, vous ne pouvez pas le gérer » — incorrectement attribué à Edward Deming — s’est transformé en une croyance encore plus dévastatrice : si vous ne pouvez pas le mesurer, cela n’existe pas. Au nom d’un nouveau dieu appelé Big Data, les entreprises se dirigent idéologiquement droit vers le Meilleur des mondes.

Le pouvoir des structures et des pratiques collaboratives, leur capacité à libérer la créativité et à initier un meilleur partage des responsabilités, est bien plus l’objet de postures idéologiques que de mises en œuvre, de la part de nombreux dirigeants qui voient dans cette évolution organisationnelle le moyen d’asseoir le statu quo bien plus que de générer une réelle transformation. Comme me le disait un dirigeant il y a quelques mois : « c’est bon pour le moral des collaborateurs, mais, de vous à moi, il s’agit surtout de communication ».

Toute fuite est impossible

Les idéologies sont des manifestations de dominance, de manière plus subtile que les hiérarchies. Sous la pression de la vitesse engendrée par les réseaux, elles ne se soucient plus de raconter une conception du monde, mais nous présentent une sursimplification de la réalité qu’elles nous forcent à croire, limitant notre recours à toute pensée critique. Mais ce type de mécanisme ne s’accorde pas avec la logique d’un monde devenu aussi complexe que le nôtre, générant tensions et frustrations.

Dans “L’éloge de la fuite », le neurophysicien Henri Laborit a catégorisé et décrit les différents comportements que l’être humain est susceptible d’adopter lorsqu’il est confronté à la dominance. Le premier est adopté lorsqu’une issue gratifiante est possible ; il consiste à maximiser ces gratifications, essentiellement en manœuvrant pour conforter notre position en entrant dans le jeu de la dominance pour notre propre intérêt. Les inégalités grandissantes, la concentration du pouvoir et de la richesse dans les mains d’un nombre de plus en plus réduit d’individus, le durcissement du poids hiérarchique dans les entreprises, sont les conséquences directes de tels comportements hédonistes et individualistes.

Lorsque la gratification individuelle devient impossible, comme Laborit écrit :

“confronté à une épreuve, l’homme ne dispose que de trois choix : combattre, ne rien faire ou fuir”

Mais toute fuite est devenue impossible, alors que les idéologies ont pris la place de l’information dans les flux qui nourrissent nos réseaux, et reposent sur nos émotions pour s’assurer notre allégeance. Les seules réponses qui restent à notre portée sont la soumission (ne rien faire) ou la rébellion. Angoisse ou colère, tels sont les choix disponibles lorsque nous essayons de résister aux idéologies en présence, une angoisse et une colère entretenues et nourries jour après jour par la nature des idéologies qui nous entourent et de celle des messages qu’elles véhiculent.

Vivre entre angoisse et colère ne peut être soutenable très longtemps, d’autant plus lorsque l’une s’oppose à l’autre. Laisser ces tensions s’accroître nous mènera mécaniquement vers un monde de méfiance grandissante, de haine et de désespoir. Est-ce le monde dans lequel nous voulons vivre ?

Qui va lentement va plus vite

Dans « La cinquième discipline » citée en début de ce billet, Senge a décrit ce qu’il a appelé les lois de la cinquième discipline, un ensemble de règles fondamentales qui devraient guider notre jugement et notre action lors de la pratique de la pensée systémique. La plupart d’entre elles, telle que « les problèmes d’aujourd’hui sont les solutions d’hier », sont familières à quiconque pratique le design thinking ou impliqué dans la résolution de problèmes sociétaux.

Mais, à une époque où nous préférons les réponses aux questions, l’efficacité à la précision, il est une règle que nous devrions considérer très attentivement, la sixième : « qui va lentement va plus vite ». Notre obsession pour la vitesse nous a fait accueillir les idéologies en tant que succédané low-cost à l’information. La dictature de la vitesse est, au-delà, du terrorisme, de la quête pour la richesse et le pouvoir, de la démagogie ou de la complaisance, ce qui nous entrainera le plus sûrement vers le chaos.

Tant qu’il s’agit de technologie, la Singularité peut bien être considérée comme un idéal à atteindre dans certains cercles intellectuels. Mais lorsqu’il s’agit d’humanité, ralentir n’est plus une option. Pour arrêter de faire du monde une place pire encore, c’est une nécessité. Il est temps de stopper la course à l’influence pour commencer à s’occuper, ensemble, de la réelle résolution de nos problèmes, au lieu de les camoufler derrière des idéologies nauséabondes.

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Design Thinking, or Design Faking?

Design thinking is all over the place. Every large organization claims to use it in a way or another to spur innovation, and every place dedicated to hold seminars comes fully loaded with white boards and sticky notes. A quick glance at Google Trends shows how much searches for design thinking consulting help gain in popularity over time, while the whole “consulting” category is more and more losing its appeal to executives. Yet, despite a sustained keen interest, in most cases, design thinking fails to deliver up to its promise. But are we really focusing on the right approach?

design thinking google trends 2005 2016

Evolution of searches for “design thinking consulting” vs “consulting”

Of Principles and Methods

The core ambition of design thinking was to formalize the process of design, in order to give the capability to apply this principle to all kinds of problems, from product innovation to wicked societal problems. Roger Martin, former dean of the Rotman School of Management, and Tim Brown, CEO of the design company IDEO, have largely contributed to this formalization and helped in popularizing the approach. But this came at a major cost.

For business decision makers, typically non-designers, principles must translate into methodologies to become actionable. Thus, the design thinking principle, defined as “a human-centered approach to innovation that draws from the designer’s toolkit to integrate the needs of people, the possibilities of technology, and the requirements for business success” by Tim Brown, had been repackaged into the now famous “empathize-define-ideate-prototype-test-and-iterate” mantra to get past the corporate doors.

As Ralph Waldo Emerson beautifully nailed it: “If you learn only methods, you’ll be tied to your methods, but if you learn principles you can devise your own methods..” Grabbing the essence of a principle, experimenting in order to understand its implications, and putting it in practice can prove itself to be a difficult task, especially in the case of an emergent principle such as design thinking. This will quickly challenge many of your assumptions about how work gets done and of your mental models. On the other side, sliding from principles to methods will only get you as far as you already know you can go. In many cases, methods act as a prescription, as a how-to approach that will lead you to tweak the context and prune particularities to fit ready-made models.

By restricting design thinking to a method, however brilliant, conceived as a tool for non-designers, its evangelists have seeded the conditions for failure, as the Stanford d.school itself recognized.

An Approach Under Influence

No matter how useful the “empathize-define-ideate-prototype-test-and-iterate” methodology can be in encouraging and training individuals—who tend to act linearly—to think collaboratively and “out of the box,” this methodology oversimplifies the design process. As every experienced designer knows, this process is messy, made of numerous loops and back-and-forth reasoning. While leaving design to designers in pure proselyte mode may have severe drawbacks, such as what I have called the “guru designer” problem,  summarizing it into a methodology to bring it within everyone’s reach in a corporate environment exposes it to many biases.

The human mind is such that we tend to step back into our comfort zone whenever possible, even (maybe even more) when we are exhorted to do the contrary. In most organizational contexts, this means putting a heavy focus on linearization, simplification, and rationalization, affecting all activities and tasks. Let us consider how this influences every phase of design thinking as a methodology:

Empathize

In our more and more data-driven business world, it is easy to forget that figures don’t tell THE truth. They just tell A truth, the one you want them to tell. Empathy doesn’t grow from data, it comes from the story that lies behind. Building a story from the data you collect from your customers and users is like presenting a mirror to yourself.

To understand the context in which your customers lie, you must walk in their shoes, and fully grasp the job they are trying to get done. You must also be aware that their context is not yours; failing to keep this in mind will make you miss the broader dimensions of the problem you are trying to solve.

Define

Designers do not tackle new problems with a blank mind, they bring to the table their experience, their own beliefs and history of failures and successes. A great designer looks at the real world and makes connections others don’t see, often allowing him to shape an embryonic solution to trigger further inquiry even before the problem has been properly framed, what Bryan Lawson has described as “the primary generator” in his classical How Designers Think – The Design Process Demystified.

More than often, defining the problem is in fact a matter of abductive reasoning, a back-and-forth navigation between the definition of the problem and the set of conditions put up by the context, much more than a statement like “how could we make our product|service|organization more desirable|useful?”.

Ideate

Common beliefs would want ideation to be the easiest part in design. Recall some background (typically the problem to be solved), distribute some pens and sticky notes, and here you go. The problem is that, unless deliberately set up, this approach doesn’t bring you what you expect. Garbage in, garbage out. Ideas are your most valuable assets, and must be handled as so. They must be confronted with your definition of the problem, they have to be part of the solution, to clarify or to extend some aspect of the problem. Even more, the problem has to be challenged by what comes up during your ideation phase, refined by evidence or even totally rethought. In fact, empathizing, defining and ideating cannot be dissociated as you will need to push all these steps further together until you are able to draft a solution. In the design process, the solution is indissiocable from the problem.

Prototype

Where ideation is falsely considered as easy, building prototypes is often viewed as the most difficult phase by organizations, as soon as it doesn’t concern product innovation. The idea of prototyping a service, and even more a system (such as a team structure), beyond drawing a chart on a piece of paper is a daunting task for people who consider play or corporal expression incompatible with corporate etiquette. It doesn’t look serious enough for them.

Yet, embodying interactions through role playing, or feeling physical space with actual size mockups is the best way to learn about what “the real thing” could be and to avoid many mistakes. Being serious about what you are trying to create doesn’t imply being boring or blankly conventional during the process. After all, following a creative process implies … being creative.

 Test and Iterate

In organizational context, almost everything is considered as a project. As a consequence, even in the most agile environment, testing and iterating often translates into “let us build a v0, then we will move to v1, and prepare for v2.” When designing for services or for systems, this approach usually leads to selecting the most important features to build a Minimum Viable Product, then planning for further implementation in subsequent iterations.

Wait… Are you sure that your careful selected features are the ones your customers really care about? While designing, test and iterations mean loading your first version with as many of the features retained during the prototyping phase as you can, in order to learn as much as possible from the real thing. By limiting your initial value proposition, you may ruin all your efforts to understand what your customers and users really need and to provide an adequate answer.

Taking the Daring Path

As a methodology, design thinking isn’t, by far, a panacea to help organizations to transform themselves. Neither is the so-called digital transformation that we keep hearing about day after day. In fact, no methodology will ever be, as they have little more to offer than what organizations are already able to do. Adapting to the uncertain, volatile and complex world in which we now live, requires taking more daring roads, and to relinquish control to be able to experiment with new, maybe disturbing but rewarding, principles without faking.

05/20 update
Design involves bringing into play a complex process. As so, it implies doubt, faith, trial and error, and continuously challenging the assumptions you are building, at macro as well as at micro level. Unfortunately, this leaves very little place for certainties or for “absolute” solutions. By essence, complexity is fractal. More than a methodology, and to be of real help, the “empathize-define-ideate-prototype-test-and-iterate” design thinking metaphor must be understood and used as a kind of “meta-methodology”, as… nothing more than a prototype, requiring to be tested, tweaked or even completely re-invented according to the specific context that is yours.

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Design thinking, le revers de la méthode

Le design thinking est partout. Toutes les grandes entreprises déclarent l’utiliser d’une manière ou d’une autre pour stimuler l’innovation, et tous les endroits dédiés aux séminaires sont équipés de tableaux blancs et de Post-it. Une visite rapide aux Google Trends montre à quel point les recherches de conseil en design thinking sont de plus en plus populaires, tandis que la catégorie « conseil » en elle-même perd de son attrait auprès des dirigeants. Pourtant, malgré le vif intérêt continu qu’il suscite, le design thinking peine à tenir ses promesses. Mais adoptons-nous vraiment la bonne approche ?

design thinking google trends 2005 2016

Evolution des recherches pour “design thinking consulting” vs “consulting”

Sur les principes et les méthodes

L’ambition première du design thinking était de formaliser le processus du design, afin de fournir la capacité d’appliquer ce principe à toutes sortes de problèmes, de l’innovation produit aux problèmes de société irréductibles. Roger Martin, ancien doyen de la Rotman School of Management, et Tim Brown, CEO de l’agence de design IDEO, ont largement contribué à cette formalisation et aidé à populariser cette approche. Mais le coût à payer s’est avéré lourd.

Pour les dirigeants d’entreprise, typiquement des non-designers, pour être utilisables, les principes doivent se traduire en méthodologies. Et ainsi, le principe du design thinking, défini comme « une approche de l’innovation centrée sur l’humain, qui s’appuie sur les outils du designer pour intégrer les besoins des individus, les possibilités de la technologie, et les conditions premières du succès commercial » par Tim Brown, a été reconditionné dans le fameux leitmotiv « empathie-définition-idéation-prototypage-tests-et-itérations » pour passer les portes de l’entreprise.

Comme l’a si bien écrit Ralph Waldo Emerson : « si vous n’apprenez que des méthodes, vous serez liés à ces méthodes, mais si vous apprenez des principes vous pourrez inventer vos propres méthodes ». Saisir l’essence même d’un principe, expérimenter afin d’en comprendre les implications et le mettre en pratique peut s’avérer une tâche difficile, notamment dans le cas d’un principe émergent tel que le design thinking. Cela remettra en question bien des modèles mentaux et bien des a priori sur la manière dont vous pensez que le travail s’effectue. D’un autre côté, négliger les principes pour vous appuyer sur une méthodologie ne vous conduira que là où vous savez déjà pouvoir aller. La plupart du temps, les méthodes opèrent de façon prescriptive, comme des modes d’emploi qui vous amèneront à trafiquer le contexte et à faire fi des particularités pour vous conformer à des modèles tout faits.

En réduisant le design thinking à une méthodologie, aussi brillante soit-elle, conçue comme un outil pour ceux qui ne sont pas des designers, ses plus ardents défenseurs ont en fait mis en place les conditions de l’échec, comme l’a reconnu la d.school de Stanford elle-même.

Une approche sous influence

Quelle que soit l’utilité de la méthodologie « empathie-définition-idéation-prototypage-tests-et-itérations » pour encourager et former des individus — qui agissent d’ordinaire de façon linéaire — à penser de manière collaborative et « out of the box », cette méthodologie simplifie le processus du design à l’extrême. Comme tout designer expérimenté sait, ce processus est terriblement flou, constitué de nombreuses boucles et allers-retours du raisonnement. Même si le fait de laisser le champ du design aux seuls designers expose à de sévères revers, comme ce que j’ai appelé le problème du « designer gourou”, le résumer en une méthodologie pour le mettre à la portée de tous dans le contexte de l’entreprise est source de nombreux aléas.

L’esprit humain est fait de telle sorte que nous avons tendance à revenir au sein de notre zone de confort dès que possible, même (voire d’autant plus que) si on nous incite à faire le contraire. Dans la plupart des entreprises, cela se traduit par une pensée et un mode de fonctionnement mettant l’accent sur le linéaire, la simplification et la rationalisation dans l’ensemble des activités et des tâches. Regardons comment ceci influence chacune des phases du design thinking en tant que méthodologie :

Empathie

Dans un monde professionnel de plus en plus régenté par les données, il est facile d’oublier que les chiffres ne donnent pas LA vérité. Ils donnent juste UNE vérité, celle que vous voulez qu’ils donnent. L’empathie ne se nourrit pas des données, elle se développe à partir de l’histoire qui se cache derrière. Construire une histoire à partir des données collectées sur vos clients et utilisateurs revient à vous tendre à vous-même un miroir.

Pour comprendre le contexte dans lequel vivent vos clients, vous devez marcher dans leurs pas, et comprendre réellement ce qu’ils cherchent à accomplir à travers vos produits et services. Vous devez aussi être conscient de ce que leur contexte n’est pas le vôtre ; à défaut de garder ceci à l’esprit, vous risquez de passer à côté des dimensions les plus larges du problème que vous cherchez à résoudre.

Définition

Les designers n’abordent pas un nouveau problème l’esprit totalement neuf, ils apportent leur expérience, leurs convictions et leur histoire de succès et d’échecs. Un grand designer observe le monde réel et fait des connexions que les autres ne voient pas, ce qui lui permet souvent d’entrevoir l’embryon d’une solution avant même que le problème n’ait été correctement défini, afin de déclencher de nouvelles recherches, le « générateur initial » décrit par Bryan Lawson dans son classique How Designers Think — The Design Process Demystified.

La plupart du temps, définir problème est affaire de raisonnement par abduction, une suite d’allers-retours entre la définition du problème et l’ensemble des conditions générées par le contexte, bien plus que d’une assertion telle que « comment pouvons-nous rendre notre produit|service|organisation plus attractif|utile ? »

Idéation

On croit généralement que l’idéation est ce qu’il y a de plus facile dans le design. Redonnez un peu de contexte (typiquement le problème à résoudre), distribuez quelques stylos et Post-its, et c’est parti. Le problème est que, à moins que ce ne soit délibéré, cette approche ne vous apportera pas ce que vous en attendez. « Grabage in, garbage out », comme disent les anglo-saxons. Les idées sont vos atouts les plus précieux, et doivent être traitées comme telles. Elles doivent être confrontées à votre définition du problème, donner une partie de la solution, clarifier ou souligner tel ou tel aspect du problème. Plus encore, le problème doit être challengé à la lumière des idées produites, affiné par de nouvelles preuves ou même totalement repensé. En fait, empathie, définition et idéation ne peuvent pas être dissociées, vous allez devoir mener ces trois activités en parallèle jusqu’à ce que vous soyez capable d’esquisser une solution. Dans le processus du design, la solution est indissociable du problème.

Prototypage

Au contraire de l’idéation, qui est considérée comme facile, la construction de prototypes est souvent vue par l’entreprise comme la phase la plus difficile, dès qu’il ne s’agit pas d’innovation produit. L’idée de prototyper un service, ou plus encore un système (comme la structure d’une équipe) au-delà d’un diagramme sur une feuille de papier apparaît comme une tâche insurmontable pour des gens pour qui le jeu ou l’expression corporelle sont incompatibles avec « l’étiquette » de l’entreprise. Ça ne parait pas assez sérieux à leurs yeux.

Pourtant, modéliser les interactions dans un jeu de rôle, ou ressentir un espace physique à travers des maquettes en taille réelle est la meilleure manière d’apprendre sur ce que cela pourrait donner « en vrai » et éviter bien des erreurs. Être sérieux sur ce qu’on essaye de créer n’implique pas forcément d’être ennuyeux ou bêtement conventionnel. Après tout, utiliser un processus créatif implique… d’être créatif.

Tests et itérations

Dans le contexte de l’entreprise, tout, ou presque, est considéré comme un projet. En conséquence, même dans le plus agile des environnements, tester et itérer se traduit souvent par « construisons une v0, puis nous ferons une v1, et préparerons une v2 ». Lorsque l’on designe des services ou des systèmes, cette approche amène habituellement à sélectionner les fonctionnalités les plus importantes pour bâtir un produit minimum viable (MVP), puis à planifier une implémentation plus large dans les versions suivantes.

Minute… Êtes-vous certains que vos fonctionnalités, soigneusement sélectionnées, sont celles auxquelles vos clients tiennent réellement ? Il s’agit, au contraire, de mettre en place dès la première version autant des fonctionnalités retenues pour les prototypes que possible, afin ensuite d’apprendre le plus possible en situation réelle. En limitant la proposition de valeur du départ, vous risquez de ruiner les efforts mis à comprendre ce dont clients et utilisateurs ont réellement besoin, et être incapables d’y fournir une réponse adéquate.

Oser

En tant que méthodologie, le design thinking n’est pas, et de loin, la panacée qui permettra à l’entreprise de se transformer. Pas plus que ne l’est la fameuse transformation digitale dont nous entendons parler jour après jour. En fait, aucune méthodologie ne le sera jamais, car elles ont peu de chose à offrir au-delà de ce dont les entreprises sont déjà capables. S’adapter au monde incertain, volatile et complexe dans lequel nous vivons à présent nécessite d’oser prendre des chemins plus audacieux, et de renoncer au contrôle à tout prix pour être capables d’expérimenter avec des principes nouveaux, parfois perturbants, mais souvent gratifiants, plutôt que de simuler.

Mise à jour du 20/05
Designer met en jeu un processus complexe. Un processus qui implique doute, foi, essais et erreurs, et la remise en cause continue des hypothèses que vous êtes en train de construire, au niveau macro autant que micro. Malheureusement, ceci ne laisse que très peu de place pour les certitudes ou les solutions “absolues”. Par nature, la complexité est fractale. Davantage qu’une méthodologie, et pour être réellement utile, le gimmick « empathie-définition-idéation-prototypage-tests-et-itérations » du design thinking doit être compris et utilisé comme une sorte de “méta-méthodologie”, comme rien d’autre… qu’un prototype, qui nécessite d’être testé, bidouillé, voire même complètement réinventé en fonction du contexte spécifique qui est le vôtre.

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