Notre système éducatif est défectueux. Ce n’est pas un scoop, bien sûr, mais ce qui me frappe est que, bien que nous soyons de plus en plus conscients des changements profonds à l’oeuvre dans notre vie, et de la nécessité pour l’univers professionnel de s’adapter à la nature hyper-connectée de notre monde, la plupart des discussions sur le «social business» tournent autour de la manière d’améliorer les mécaniques opérationnelles, en ignorant les structures qui les sous-tendent. Pouvons-nous réellement parler de confiance, de collaboration ou de leadership, sans considérer sérieusement le moule social et psychologique qui conditionne un grand nombre de nos comportements: l’éducation ?
De Socrate aux Hussards Noirs
Loin de tout le battage entourant les technologies sociales et collaboratives pour l’entreprise, le social learning reste confiné à des cercles confidentiels. Mettre côte à côte les mots «social» et «éducation» (dans le sens ordinaire d’acquisition de savoir) dans le contexte de l’entreprise signifie au pire la formation plus ou moins formelle aux technologies collaboratives, et au mieux l’ajout d’une couche collaborative à un LMS traditionnel… Sommes-nous donc tant conditionnés par un univers organisationnel à base de processus fossilisés et centré sur les transactions, pour avoir oublié que l’éducation n’est rien d’autre qu’un processus social dont l’objet est social ?
De l’elenchos de Socrate à la théorie du développement cognitif développée par Jean Piaget, les spécialistes de l’éducation ont reconnu que l’essentiel de nos apprentissages se fait en interagissant avec les autres et en remettant nos présupposés en question. Pourtant, l’histoire de l’éducation est faite de renoncements successifs à cette observation simple, tout autant pragmatique que théorique.
Lorsque, après la Révolution de 1789, le système d’écoles publiques commença à se mettre en place des deux côtés de l’Atlantique, la volonté d’enseigner des valeurs civiques communes à des gens libérés de la hiérarchie sociale déterministe de l’Ancien Régime mena paradoxalement et rapidement à un système d’enseignement rigide, souvent décrit en termes militaires. Pour Thomas Jefferson, l’éducation était «une croisade contre l’ignorance»; Charles Péguy écrivait dans «L’Argent»:
«Nos jeunes maîtres étaient beaux comme des hussards noirs. Sveltes; sévères; sanglés. Sérieux, et un peu tremblants de leur précoce, de leur soudaine omnipotence».
Paradoxalement encore, tandis que l’éducation se concentrait sur l’acquisition de savoir et de comportements sociaux, la manière dont ce savoir se transmettait à l’école était de plus en plus formel, et laissait de moins en moins de place à l’interaction et à l’expérimentation. La barrière entre le sachant et l’apprenant devint de plus en plus étanche. Plus l’éducation s’axait sur des valeurs sociales (son objet), moins elle s’appuyait sur les aspects sociaux de l’acte d’apprendre. Avec la démocratie, apprendre devint se former, et dans les classes, l’objet étouffa le processus.
Un objet industriel
Au cours du dix-neuvième siècle, un autre changement se produisit. L’industrie naissante avait un besoin grandissant de personnes éduquées, non pas dans le sens social précédent, mais suffisamment éduquées pour rejoindre l’effectif des usines. La séparation traditionnelle entre l’école, où étaient enseignées les valeurs culturelles et morales, et l’apprentissage, qui permettait d’acquérir des compétences techniques à travers des interactions sociales, commença à se dissoudre. De nécessité civique, l’éducation devint une nécessité économique. Le système scolaire devint encore plus formel, se structurant en niveaux d’études afin de répondre à la nouvelle logique économique et hiérarchique. Son objet principal n’était plus de créer un «honnête homme», mais de préparer les étudiants à entrer dans le monde du travail.
Telle est la vision étroite de l’éducation que la plupart d’entre nous connaissent encore aujourd’hui. Alors que nous vivons dans un monde où l’incertitude grandissante nous oblige à constamment nous adapter et apprendre, les entreprises se basent encore principalement sur la formation initiale pour remplir leurs postes. Elles considèrent ensuite l’apprentissage et la formation comme des activités à sens unique, isolées à la fois du travail et du contexte dans lequel le travail prend place. Andrew McAfee vient de publier un article sur HBR demandant aux employeurs de cesser d’exiger des diplômes d’études supérieures. Il a raison, mais hélas pas pour les bonnes raisons. Il condamne le prix élevé et l’inefficacité des études supérieures, alors que le problème principal est le manque de pertinence de la plupart des formations initiales. Pensez à tous les objets que nous utilisons dans la vie courante et qui n’existaient pas il y a dix ans. Pensez aux 70 pour cent du temps utilisé à la gestion des exceptions en entreprise. La seule et unique chose qui devrait être l’objet de la formation initiale est d’apprendre à apprendre.
KISS: Keep It Social, Stupid (Conservez-le social, stupide)
Au-delà d’une emphase absurde sur la formation initiale, notre système éducatif défectueux porte la responsabilité de bien des idées fausses. Une de nos plus grandes erreurs, lorsque nous parlons de la nouvelle nature du travail, est de considérer l’apprentissage en tant qu’activité collective. Mais apprendre n’est pas collaborer. Nous apprenons les uns des autres, mais pas ensemble. Si le savoir n’a pas de valeur s’il n’est pas partagé, il en a bien peu s’il n’est pas internalisé dans notre propre contexte. Par elle-même, la collaboration a peu de chances de mener à la transformation appelée de nos vœux.
Une autre erreur est notre croyance actuelle dans des employés engagée. Pendant les 150 dernières années, l’éducation s’est occupée de déshumaniser les individus pour les adapter à un système mécaniste, pour se conformer à un environnement professionnel dominé par la peur du risque, la prédictibilité et la standardisation. Dans ce contexte, restaurer la confiance, nourrir un climat d’empathie et d’autonomie, demandera bien plus que des incitatifs et de la gamification. Afin de pousser les employés hors d’une zone de confort que l’éducation formelle a bâtie autour d’eux pendant tant d’années, les leaders et les formateurs vont devoir remettre le social au cœur de l’apprentissage, non seulement dans le processus de transmission du savoir, mais dans son objet lui-même. Alors que la frontière entre travail et activités personnelles s’efface, il n’est sans doute pas absurde de penser que les entreprises ont un rôle actif à jouer dans l’éducation. Comme l’écrivait Emile Durkheim, dans «Education et Sociologie»:
«Bien loin qu’elle ait pour objet unique ou principal l’individu et ses intérêts, elle est avant tout le moyen par lequel la société renouvelle perpétuellement les conditions de sa propre existence».
Pour transformer la manière dont nous travaillons, nous devons aussi transformer la manière dont nous éduquons. En remettant l’apprentissage au centre des activités humaines, au centre du travail, et en restaurant son processus et son objet initiaux, nous aurons fait un pas de géant dans la bonne direction de la transformation des organisations. Formation et apprentissage? C’est le rôle d’un vrai Social Business de les conserver sociaux, stupides.