Affronter la complexité et les problèmes irréductibles avec le Design Thinking

Ce billet est la seconde partie d’un article sur le Design Thinking co-écrit avec Ralph-Christian Ohr (@ralph_ohr). Vous pouvez en lire la première partie ici.

Note préliminaire: le français n’offre pas de traduction satisfaisante pour le terme «wicked problem», tel que défini par Horst Rittel. Certains auteurs proposent «problème tortueux» ou «problème faiblement structuré». Mais le premier est trop uni-dimensionnel, et le second présuppose une approche «classique», reposant sur une recherche de structure, des problèmes. Je leur préfère la notion de «problème irréductible», qui me semble plus proche du sens original (pensez aux «irréductibles Gaulois» d’Astérix).

Le monde dans lequel nous vivons devient de plus en plus complexe. Dans différents domaines de notre vie, tels que le business, l’environnement, l’économie, etc, des systèmes complexes impliquent un nombre toujours plus importants d’éléments en interaction. Les interactions humaines, en particulier, sont non-linéaires et résultent en des comportements littéralement imprévisibles. Une des conséquences majeures de cette complexité est que nous devons faire face à des problèmes de plus en plus irréductibles. Dans un billet intéressant, Ted Cadsby remarque que (je traduis):

«La caractéristique d’un problème irréductible est qu’il ne peut être réduit à la résolution d’une cause unique. La complexité naît de l’interaction entre les choses: la manière dont les parties d’un système interagissent à travers des mécanismes de feedback sophistiqués. Les signaux dont nous avons besoin pour donner du sens sont enfouis sous le bruit, et, malheureusement, nous ne sommes pas doués pour la chasse aux indices. Nous avons été conditionnés, tant par des milliers d’années d’évolution que par nos routines quotidiennes, à tirer des conclusions rapides en sélectionnant des relations de cause à effet simples et linéaires. Cette approche fonctionne bien avec des problèmes simples tels qu’assurer le gîte, le couvert et le sexe, ou traverser une rue animée. Mais nous vivons maintenant dans un monde où des causalités à multiples variables et non linéaires se cachent sous la surface de nos perceptions immédiates, et divergent vers différentes interprétations possibles».

Les problèmes irréductibles sont qualifiés de «divergents» en opposition aux problèmes «convergents». La définition d’un problème «domestique» («tame» en anglais), même très compliqué est: bien compris et offrant une solution. Plus on l’étudie, plus les diverses solutions convergent, tôt ou tard. Un problème divergent n’est pas bien défini et n’offre pas forcément de solution. Plus il est étudié, et plus les gens aboutissent inévitablement à des solutions et des interprétations différentes. Le processus de résolution d’un problème domestique est supposée être fondamentalement linéaire, comprenant une succession d’étapes aboutissant à une solution ou une issue souhaitée. Dans un environnement complexe, même la compréhension commune d’un problème ne peut être considérée comme acquise. Nous ne connaissons pas ce que nous ne connaissons pas.

La question se pose de savoir comment aborder de tels problèmes irréductibles, émergents de systèmes complexes, de manière adéquate. Suggérons trois «piliers» qui semblent cruciaux dans ce contexte:

L’expérimentation

À des contextes complexes et des problèmes irréductibles répond une approche expérimentale. Parce que l’issue est imprévisible, les personnes en charge de prendre des décisions doivent se concentrer sur un environnement duquel de bonnes choses peuvent émerger, plutôt que d’essayer de forcer des résultats prédéfinis. Ceci s’accompagne d’une tolérance pour l’échec et la faculté de se retenir d’imposer l’ordre. Il est essentiel de laisser des motifs émerger et de déterminer lesquels sont utilisables. Chaque expérience dévoile de nouveaux aspects du problème, impliquant des ajustements de la solution proposée. Au lieu de trouver «la bonne solution», il s’agit d’associer étroitement la compréhension du problème et la solution induite depuis le début, et de procéder par explorations successives.

La diversité et l’intelligence collective

Les problèmes irréductibles impliquent naturellement une diversité d’intervenants, chacun avec sa propre perspective et interprétation. Etant donné que beaucoup de monde se sent concerné ou a un avis sur la manière dont le problème doit / peut être résolu, le processus de résolution d’un problème irréductible est fondamentalement social, et résoudre un problème irréductible est fondamentalement un processus social. Une compréhension partagée s’avère être un prérequis pour affronter des problèmes irréductibles. Il est pour cela nécessaire que chaque intervenant comprenne la position des autres afin d’avoir des échanges constructifs à partir de leurs différents points de vue sur le problème; et de mettre à profit l’intelligence collective et holistique, plutôt qu’individuelle et fragmentée, afin de le résoudre.

Une approche interprétative

À problème irréductible correspond en général une incertitude radicale, c’est à dire bien plus que l’incapacité à prédire quelle option, parmi un certain nombre de propositions, s’avèrera préférable. Il n’existe aucune compréhension partagée du problème, et le contexte s’avère si complexe que même les issues possibles sont inconnues. Et en l’absence d’une solution définie, aucune méthode analytique de résolution de problème ne peut s’appliquer en fractionnant le problème en un ensemble d’éléments dissociables qui puissent être confiés à différents spécialistes. Selon Lester et Piore (“Innovation – The Missing Dimension“), une approche interprétative est en cas indiquée. Cette approche ne s’attache pas à résoudre des problèmes ou à négocier entre des intérêts contradictoires, mais à initier et guider des conversations entre des individus et des groupes. Les personnes impliquées se frayent un chemin à travers l’ambiguité et construisent un sens partagé. Au cours de ce processus, les participants apprennent à se connaître les uns les autres, et eux-mêmes, mieux qu’avant. C’est un processus ouvert permettant l’émergence d’insights et de nouveauté.

La distinction entre approche analytique et approche interprétative détermine deux manières différentes de comprendre les équipes:

  • Perspective analytique: les équipes sont formées et reformées de différents membres possédant des compétences requises particulières
  • Perspective interprétative: les équipes peuvent être des groupes organiques qui développent au fur et à mesure leur propre langage commun et leur propre compréhension, et deviennent plus grands que la somme de leur compétences

Ces «piliers» renvoient aux éléments constitutifs d’une approche complexe et adaptative du Design Thinking, telle qu’esquissée dans la première partie de ce billet:

La complexité ne rend pas caducs les processus et modèles actuels du business, mais affaiblit de plus en plus leur efficacité et leur pertinence. Afin d’être prêtes à affronter la complexité et l’irréductibilité croissantes, les organisations doivent mettre ces piliers en place. Le leadership est nécessaire pour insuffler des directions, plutôt que donner des objectifs, et pour faciliter le développement d’une culture où l’expérimentation, l’ambiguité et la tolérance à l’incertitude sont valorisées.

L’ambiguité devrait être reflétée dans la structure des organisations elle-même, parce que les problèmes irréductibles surviennent souvent «à la marge». Même si déconnectés de la structure opérationnelle principale, des espaces dédiés à la collaboration, à l’empathie et à la conversation doivent être mis en place. Ces espaces permettent la transformation de perspectives différentes, subjectives, en un savoir et une compréhension collectives. De plus, il est indispensable d’éduquer et d’engager des individus appropriés, capables de suivre cette approche et d’exprimer leur potentiel dans un tel environnement collaboratif.

En conclusion:

La complexité croissante requiert une transformation dans notre manière d’aborder les problèmes. Alors que la résolution des problèmes classiques est hautement analytique, résoudre des problèmes irréductibles peut s’apparenter à une approche orientée design. En combinant expérimentation, diversité et collaboration interprétative, la subjectivité des intervenants individuels peut être transmutée and insight partagé. Le Design Thinking, sur la base de ces éléments, offre un réel potentiel en tant qu’approche sociale d’utilisation de l’intelligence collective.

Posted in Francais, Vu, lu ou entendu | Tagged , , , , , , , , , , , | Leave a comment

The Catch Behind Design Thinking

This post is the first of a two-parts article on design thinking co-written with Ralph-Christian Ohr (@ralph_ohr). As businesses are more and more challenged by the wicked nature of the problems they face, whether in strategic or operational context, we need to integrate more divergent and resilient reasoning in our decision-making practices. Cleared from all the fuss which so often surrounds it, design thinking could provide the ongoing transformation of businesses toward “social” with an actionable framework to leverage the true potential of collaboration.

Design Thinking is quite a strange animal. Attempts to define this discipline, in fact as old as creativity, framed by Tim Brown, IDEO’s CEO, in his HBR article published in 2008, are as numerous as practical evidence of design thinking in action are. Trying to broaden the scope of design thinking from the design field to the one of complex business and societal problems had raised the need for a much more formalized approach. Practical reasons abound: how could you sell services based on a methodology which only defines and unfolds itself during execution? How could you convince executives that pattern matching and sense-making are as much relevant than proven tracks of expertise in a given domain?

Connecting design thinking with the broader context of problem solving has lead to the growth of two equally harmful myths: the guru designer and practice as a process, emphasizing on subjectivity or linearity where empathy, empowerment and divergent thinking are needed. Design thinking isn’t saving the world or revolutionizing business, for sure, mostly because of these two illusory paths. But before throwing the baby out with the bath water, and stating, with Bruce Nussbaum, that “Design Thinking is a Failed Experiment“, it is worth considering what is turning wrong. Speaking of creativity, learning from failure (if any) is usually a much more fruitful attitude than shooting the messenger.

A process is a process is a process

To allow design thinking to tackle business problems beyond design, it was assimilated to a process. One can easily understand that design thinking doesn’t fit the usual focus on linearity and convergence, so important in the conventional culture for efficiency most organizations emphasize on, and suitable for most traditional innovation approaches. This is an important issue, don’t misunderstand me, but do you really think that companies which give so much credit to Six Sigma or CMMI would welcome design thinking as a serious problem solving discipline? My bet is no. Of course, framing it as such a kind of process was, from the beginning, deemed to failure. There is a problem with “design thinking as a process”, but where does it really lie?

Contrary to expectations, “process”, in the business universe, has no straightforward definition. Processes do not necessarily rely on linearity and certainty might sometimes be fuzzy (think Adaptive Case Management), or divergent. Nevertheless, every flavor of business processes shares a common feature: an intrinsic independence from the people operating them. In this context, even when confronted with the most innovative organizational culture, “design thinking as a process” cannot fit. Not because of the mess and fuzziness associated with creativity, but because of the subjectivity involved: design thinking is highly interpretive and subjective, and most of its outcomes are dependent from the designer’s capabilities. Here lies the catch: this subjectivity is the disease which prevents design thinking from living up to its promise. Here lies also a paradox: subjectivity is as much a problem as it is a necessity. Without it, we fall into the dry world of business processes, unable to sparkle creativity. With too much of it, the ugly head of the guru designer shows up, enforcing a vision which fits more the designer’s ego and reputation than true business needs.

A complex adaptive framework

Most of the problems design thinking intends to solve have no unique formulation, no single solution. Despite the many definitions given, framing design thinking itself is a challenge. For many reasons, it can be considered as a complex adaptive framework aimed at addressing other complex dimensions of business. I view the whole design thinking approach as navigation through a fitness landscape: the problem occupies the base plane, while the third dimension symbolizes the “validity” of possible solutions. Framing the problem means picking up a starting point on the problem plane, then the whole approach consists in climbing up the hills in several directions, through iterative methods, until maxima are reached.

The choice of a starting point is highly subjective, and relies on designers’ personal background, experience, empathy and intuition. There is nothing wrong here, except that complex systems behave according to initial conditions, and this behavior cannot be mastered unless all parameters are known. Little changes might lead to vastly different outcomes, and further actions might well end up in dead-end local maxima, far from optimal solutions. It takes a leap of faith for businesses to follow such tracks. Who will decide which starting point is better, if both satisfy the context? How could the degree of “fitness” of any chosen direction be measured, unless pursuing them all up to the end?

Fractal behavior is another characteristic of complex adaptive systems which closely relates to design thinking. As prototyping and testing takes place, design thinkers progressively gets into details from feedbacks, those details belonging to the same initial formulation of the problem at different scales (global design, ergonomy or touchpoints, realization capabilities,etc), each scale being as important as the initial approach in the overall solution taking shape. A problem is that, at some point, one scale might not fit the solution at all, and little overlooked changes might produce huge changes in the overall system. You might, for example, tumble into a feature which might disrupt the manufacturing capabilities of the company you are working with. At that time, what can be done? It is usually a matter of jettisoning the work made at larger scales and jumping back into a different part of the problem space, switching to a vastly different solution because of a tiny, but critical, detail. Such a disruptive move means creative destruction, and isn’t an easy decision to make, as it involves highly subjective dimensions. Design thinking is about decision making – instead of boiling down a problem to one large decision, designers make lots of little decisions, learnings as they go. Therefore, navigating complex problems and ambiguity through small, iterative trials is highly determined by a subjective and continuously challenged assessment of the context.

Design thinking = critical thinking + design doing

In the hope to be better accepted in the business world, design thinking has given up the subjectivity associated with experimentation, and without which creativity simply doesn’t exist. Similarly, in its search for a better way to find solutions, it has forgotten that problems cannot always be framed without ambiguity.

Back in the eighties, I remember attending a meeting in a Japanese fabric company. The meeting’s goal was to agree on next season’s trends to start the manufacturing of new fabrics. Attendees, which included designers, product and sales managers, discussed about colors and textures for several hours, often taking little thread samples in their hand and rolling them together to get a concrete view of how it would look like. At the end of the meeting, no decision was made. Attendees didn’t agree on anything but general color trends, but kept some of the hand-made thread samples for further exploration and technical feasibility, ready to produce fabric samples for testing.

This was an enlightening experience for me, and still is thirty years later. It superbly illustrates how design thinking could thrive at resolving complex business problems. Critical thinking among stakeholders is a much better way to seed creativity than relying on individual designers. Early parallel and conflicting exploration holds more promise than relying on individual bias. The activity out of which something innovative emerges, is social and highly interpretive. It involves guiding connected conversations among individuals and groups to determine the range of alternatives from which convergent choices are made.

Subjectivity is a key component of design thinking which, to be accepted and profitable for businesses, should be tightly tied to organizational context. This requires a novel, and more resilient, approach to design thinking: we need designers who have a sound understanding of all the parameters involved, leaning on networks and groups of stakeholders, harnessing critical thinking, and linking outcomes to their own range of experience and expertise, through design methods. Let us call that parallelogram-shaped designers (strong specific business understanding linked to strong design expertise) in a collaborative enterprise. I sense this might also be a good definition for management 2.0.

Read Part Two

Posted in As experimented, As seen, heard or read, English | Tagged , , , , , , , , , , | 14 Comments

Le piège caché du design thinking

Ce billet est le premier d’un article en deux parties co-écrit avec Ralph-Christian Ohr (@ralph_ohr). Alors que les entreprises sont de plus en plus mises en question par la nature pernicieuse des problèmes auxquels elles doivent faire face, tant dans un contexte stratégique qu’opérationnel, nous devons intégrer des modes de pensée plus résilients et divergents dans nos pratiques décisionnelles. Une fois débarrassé de tout le folklore qui l’entoure souvent, le design thinking pourrait apporter, dans le cadre de la transformation actuelle des entreprises vers le «social», un cadre crédible au potentiel réel de la collaboration.

Le design thinking est un drôle d’animal. On trouve en effet autant de définition de cette discipline, et réalité aussi ancienne que la créativité, et formalisée par Tim Brown, CEO d’IDEO, dans son article de HBR datant de 2008, que d’exemples de son application. Les tentatives pour élargir le périmètre du design thinking ,au-delà du champ du design, vers celui des problèmes complexes auxquels font face le business et la société civile, ont révélé le besoin d’une approche plus formalisée. Il y a à celà de nombreuses raisons: comment vendre des prestations sur la base d’une méthodologie qui ne se définit et ne se dévoile qu’au fur et à mesure de sa mise en pratique ? Comment convaincre des dirigeants de ce que, dans un domaine donné, la reconnaissance de motifs et la création de sens sont aussi importants qu’une expertise reconnue ?

Introduire le design thinking dans le contexte plus large de la résolution de problème a donné naissance à deux mythes aussi dangereux l’un que l’autre: le designer guru et le processus roi, valorisant la subjectivité ou la linéarité, là où a avant tout besoin d’empathie, «d’empowerment» et de pensée divergente. Le design thinking ne va ni sauver le monde ni révolutionner les entreprises, c’est évident, ne serait-ce qu’à cause de ces fausses vérités. Mais avant de jeter le bébé avec l’eau du bain, et de déclarer, avec Bruce Nussbaum, que le Design Thinking est une expérience ratée, penchons-nous sur ce qui ne fonctionne pas. Pour revenir à la créativité, il est en général bien plus constructif d’apprendre d’un échec que de tirer sur le pianiste.

Un processus est un processus est un processus

Afin d’appliquer le design thinking à la résolution des problèmes des entreprises autres qu’en matière de design, il a été assimilé à un processus. On comprendra facilement que le design thinking ne cadre pas avec l’importance accordée à la linéarité et à la convergence dans la culture conventionnelle de l’efficacité si chère à la plupart des organisations, culture qui convient à la plupart des approches traditionnelles d’innovation. C’est là un problème important, ne vous méprenez pas, mais pensez-vous vraiment que des entreprises accordant tant de crédit au Six Sigma ou au CMMI accueilleraient volontiers le design thinking au titre de méthode «sérieuse» de résolution de problèmes ? J’en doute. D’évidence, le réduire à un processus de cette sorte était, dès le début, voué à l’échec. Le «design thinking en tant que processus» pose un problème, mais où ce problème se situe-t-il réellement?

Contrairement aux idées reçues, «processus», dans l’univers de l’entreprise, n’a pas de définition simple. Le processus ne reposent pas nécessairement sur la linéarité ou la certitude, peuvent même dans certaines conditions être flous (c’est le cas de l’Adaptive Case Management), ou divergents. Néanmoins, toutes les variétés de processus business partagent une propriété: l’indépendance envers ceux qui les opèrent. Dans ce contexte, même plongé dans la culture organisationnelle la plus innovante, le «design thinking en tant que processus» n’a pas de sens. Non pas à cause du désordre et du flou associés à la créativité, mais à cause de la subjectivité qu’elle implique: le design thinking est au plus haut point interprétatif et subjectif, et la plupart des résultats obtenus dépendent des aptitudes du designer. Là se trouve le piège: cette subjectivité est la maladie qui empêche le design thinking de tenir ses promesses. Là survient également un paradoxe: la subjectivité est autant un problème qu’une nécessité. Si nous la retirons, nous tombons dans le monde aride des processus business, incapables de faire jaillir toute créativité. Si nous en mettons trop, le spectre du designer guru montre la tête, imposant une vision plus en phase avec l’ego et la notoriété du designer qu’avec les véritables besoins des entreprises.

Un cadre adaptatif complexe

La plupart des problèmes que le design thinking cherche à résoudre n’ont ni formulation univoque ni solution unique. Malgré les nombreuses définitions qui en ont été données, spécifier ce qu’est le design thinking est en soi un challenge. Pour de nombreuses raisons, on peut l’assimiler à un cadre adaptatif complexe permettant de traiter d’autres dimensions complexes du business. Je vois l’approche du design thinking dans son ensemble comme une navigation à travers un paysage adaptatif (fitness landscape): le problème occupe le plan de base, tandis que la troisième dimension symbolise la «validité» des solutions possibles. Cadrer le problème se traduit par le choix d’un point sur le plan du problème, et l’ensemble de l’approche consiste à escalader les collines dans plusieurs directions, par des méthodes itératives, jusqu’à ce que des maxima soient atteints.

Le choix du point de départ est extrêmement subjectif, et repose sur le passé, l’expérience, l’empathie et l’intuition du designer. Rien de mal à cela, si ce n’est que le comportement des systèmes complexes dépend de leurs conditions initiales, et que ce comportement ne peut être maîtrisé sans en connaître tous les paramètres. Des changements mineurs peuvent produire des résultats extrêmement différents, et les étapes suivantes peuvent très bien aboutir à des impasses, des maxima locaux apportant des solutions bien moins qu’optimales. Faire confiance à une telle méthode requiert un véritable acte de foi. Qui décidera que tel point de départ est meilleur qu’un autre, si tous répondent au contexte ? Comment mesurer le degré de «fitness» de telle direction prise, sans les poursuivre toutes jusqu’au bout ?

Une autre caractéristique des systèmes complexes adaptatifs se rapportant au design thinking est leur comportement fractal. A travers prototypages et tests, les design thinkers rentrent progressivement dans les détails à travers les feedbacks obtenus, ces détails répondant à la même formulation que le problème lui-même, à des échelles différentes (design global, ergonomie ou points de contact, capacités de production, etc), chaque échelle étant aussi importante que l’approche initiale dans la solution telle qu’elle se dessine. Un problème étant que, à un certain moment, l’échelle traitée peut ne pas correspondre du tout à la solution envisagée, et de petites modifications négligées peuvent nécessiter de grands changements au niveau global. Vous pouvez, par exemple, vous heurter à une caractéristique susceptible de mettre à défaut toute la chaîne de production de l’entreprise avec laquelle vous travaillez. A ce stade, que peut-on faire ? Souvent, il n’y à plus qu’à mettre à la poubelle le travail fait jusque là et repartir d’un autre point de l’espace problème, et passer à une solution entièrement différente à cause d’un tout petit détail. Une telle action disruptive est affaire de destruction créative, et ce n’est jamais une décision facile à prendre, à cause de son caractère hautement subjectif. Le design thinking concerne la prise de décision – au lieu de réduire un problème à une grande décision à prendre, les designers prennent plein de petites décisions, apprenant au fur et à mesure. Par conséquent, la navigation dans des problèmes complexes et ambigus par le biais de petites expériences itératives est largement déterminée par une compréhension subjective, et continuellement remise en question, du contexte.

Design thinking = critical thinking + design doing

Dans l’espoir d’être mieux accepté par le monde de l’entreprise, le design thinking a abandonné la subjectivité associée à l’expérimentation, et sans laquelle la créativité ne peut simplement pas exister. De même, en quête de méthode de résolution de problèmes plus efficaces, il a oublié que les problèmes ne peuvent pas toujours être cerné sans ambiguité.

Je me rappelle une réunion à laquelle j’avais assisté, dans les années quatre-vingt, chez un fabricant de tissus au Japon. L’objectif de cette réunion était de se mettre d’accord sur les tendances de la prochaine saison afin de démarrer la fabrication de nouveaux tissus. Les participants, au nombre desquels étaient des stylistes, des responsables de collection et de vente, ont discuté couleurs et matières pendant plusieurs heures, prenant souvent de petits bouts de fil entre les doigts et les roulant ensemble pour voir concrètement à quoi le produit fini pourrait ressembler. A la fin de la réunion, aucune décision n’avait été prise. Les participants ne s’étaient mis d’accord que sur la gamme de couleurs générale, mais ont conservé avec eux les morceaux de fil pour continuer à en explorer les variantes et la faisabilité technique, prêt à faire fabriquer des échantillons pour test.

Ce fut pour moi une expérience renversante, et l’est toujours trente ans plus tard. Elle illustre magnifiquement de quelle manière le design thinking pourrait réussir à résoudre des problèmes business complexes. La pensée critique collaborative permet bien mieux à la créativité de s’exprimer que ne le pourrait n’importe quel designer. L’exploration d’idées en parallèle, menée le plus en amont possible, est bien plus prometteuse que le fait de s’appuyer sur la vision subjective d’une personne. L’activité permettant l’émergence de quelque chose d’innovant est sociale et sujette à l’interprétation. Elle consiste à guider un réseau de conversations entre des individus ou des groupes pour déterminer la gamme d’alternatives permettant de faire des choix convergents.

La subjectivité est une composante clef du design thinking qui, pour être acceptée et profitable pour les entreprises, doit être étroitement reliée au contexte organisationnel. Cela requiert une approche neuve, plus résiliente, du design thinking: nous avons besoin de designers ayant une compréhension réelle de l’ensemble des paramètres impliqués, s’appuyant sur des groupes et des réseaux de parties prenantes, incitant à la pensée critique, et reliant les résultats obtenus à leur propre expérience et expertise, à travers des méthodes issues du design. Appelons-cela des designers en forme de parallèlogramme (une forte compréhension des problématiques d’un business donné alliée à une forte expertise du design) dans une entreprise collaborative. Une définition que je soupçonne pouvoir s’appliquer avec profit au management 2.0.

Lire la seconde partie.

Posted in Francais, Vécu, Vu, lu ou entendu | Tagged , , , , , , , , , , | Leave a comment

The Hidden Power of Renegade Knowledge

From knowledge management to social business, nearly every framework or practical initiative tackling the human dimensions of organizational efficiency emphasizes on knowledge sharing. Most of social tools and features’ justification is grounded in the simple assumption that openly and transparently sharing knowledge is the best way to help workers achieving their tasks. So far so good, unless knowledge doesn’t want to be shared.

Most of the tasks we are trying to achieve in our daily job are either complex or complicated. They involve multiple steps, human-to-human or human-to-machine interactions, use of different tools, all of which require following procedures, navigating through -and sometime despite- hierarchical requirements and validations, mobilizing resources whose availability isn’t aligned to your needs, producing some outcome for clients, either internal or external, whose logic isn’t yours, all of that in a reduced time frame. Whether we run a home-based business, are a public sector clerk or a Fortune 100 executive doesn’t make much difference here.

In my last post, I wrote about how people often develop “grey behaviors” in order to compensate for the lack of appropriateness between most business applications and the way the work is really done. Moreover, interactions between people is ridden with uncertainty, inappropriateness and fuzziness, even in a business context. We are human, after all. While modern organizations have developed enough processes, procedures and control structures to avoid black swans and mitigate unproductive mist, one of the main driver of efficiency remains the ticking clock.

To keep the flow running

Have you ever looked at a torrent? Water always follows the least resistance path, but this path often winds in unintuitive ways down the mountain. Local slopes can trump the global direction of the flow, even if this proves ineffective, and would a rock slip or a change occur to the torrent’s banks, the water will eventually create an alternate path without discarding the old one, unless it gets highly inefficient.

The same prevails in the workplace. In order to keep the workflow running as fast as possible and get their job done, people learn a huge amount of small tricks and tweaks, and don’t give up on using them unless a really more proved-to-be-efficient procedure is pointed out to them.

Of course, everybody wants to work smarter and faster, but what everybody wants overall is to ease the pain caused by lenghty or known to be ineffective organizational bottlenecks. Whether it be by directly calling out someone who may influence a decision in order to bypass a manager or by removing a security shield from an industrial saw to avoid sawdust accumulation, we all have gathered such knowledge.

Getting “social” from talk to walk

While one of social software’s goal is to harness freeform communication to facilitate knowledge sharing, this kind of tacit knowledge, mostly learned by doing or exchanged nearly in secret between peers, is quite never shared. In a short exchange with Harold Jarche in the Social Learning Community created by Jane Hart (you should join it if you haven’t yet and are interested in the use of social media for working and learning ), I called it Renegade Knowledge, as it clearly subverts organizational behavior. Paradoxically, it is also the kind of knowledge which makes up for processes and procedures shortcoming and helps things keeping running.

Never documented, quite never openly shared, renegade knowledge is yet an important part of organizations’ assets. It is fully actionable, as it directly relates to people’s expertise, and has the power to help companies improve the way they operate. Nevertheless, it takes a really high level of trust and resilience to allow it to flow and be made explicit. Unleashing the hidden power of renegade knowledge is removing the ultimate barrier between believing how an organization works and knowing how things really get done. Until we get there, the truly collaborative enterprise will be mostly talk and little walk.

I would love to hear about your experiences, if any, and thoughts in dealing with renegade knowledge.

Posted in As experimented, English | Tagged , , , , , , , | 10 Comments

Le pouvoir occulte du savoir renégat

English version here.

Du knowledge management au social business, quasiment toutes les méthodologies ou initiatives concrètes traitant des dimensions humaines de l’efficacité organisationnelle met l’accent sur le partage du savoir. La justification de la plupart des outils collaboratifs et de leurs fonctionnalités s’appuient sur la simple supposition que le partage ouvert et transparent du savoir est la meilleure façon d’aider les travailleurs à accomplir leurs tâches. Rien à dire, à moins que le savoir ne désire pas être partagé.

La plupart des tâches que nous essayons d’accomplir au cours de notre travail quotidien sont soit compliquées soit complexes. Elles impliquent de nombreuses étapes, des interactions homme-à-homme ou homme-à-machine, l’utilisation de différents outils, toutes choses qui requièrent de suivre des procédures, de naviguer à travers -et parfois malgré- les exigences et validations hiérarchiques, de mobiliser des ressources dont la disponibilité ne correspond pas nécessairement à nos besoins, de produire certains résultats pour des clients -internes ou externes- dont la logique n’est pas la vôtre, et tout cela en un temps réduit. Que nous soyons profession libérale, employé du secteur public ou top manager d’une entreprise du CAC 40 ne fait guère de différence en ce sens.

Dans mon dernier billet, j’ai écrit comment les gens développent souvent des «comportements gris» afin de compenser le manque d’adéquation entre la plupart des applications business et la façon dont le travail est réellement accompli. De plus, les interactions entre plusieurs personnes sont gangrénées d’incertitude, d’inexactitude et de flou, même dans un contexte professionnel. Nous sommes humains, après tout. Même si les organisations modernes ont développé suffisamment de processus, de procédures et de structures de contrôle pour éviter les cygnes noirs et minimiser le brouillard improductif, une des clefs de l’efficacité reste la marche de la pendule.

Conserver le flot en action

Avez-vous déjà observé un torrent ? L’eau suit toujours le chemin de moindre résistance, mais ce chemin suit parfois des méandres contre intuitifs en descendant la montagne. Des déclivités locales peuvent l’emporter sur le sens général du courant, même si ceci s’avère inefficace, et en cas de changement survenant sur le cours du torrent tel qu’un rocher déplacé, l’eau suivra peut-être un autre chemin sans pour autant abandonner l’ancien, à moins que cela ne devienne réellement inefficace.

On observe la même chose sur le lieu de travail. Afin de conserver un flot de travail le plus rapide possible et d’accomplir leur travail, les gens apprennent un très grand nombre de petits trucs et d’astuces, et ne les abandonnent pas tant que l’on ne leur a pas montré une procédure dont la meilleure efficacité a été prouvée par A plus B.

Bien sûr, tout le monde veut travailler plus vite et de façon plus intelligente, mais ce que tout le monde veut par-dessus tout, c’est soulager la douleur que leur causent les points d’étranglement organisationnels trop longs ou que l’on sait inefficaces. Qu’il s’agisse d’appeler directement quelqu’un qui peut influencer une décision afin de contourner un manager, ou de retirer l’écran de protection d’une scie industrielle pour éviter l’accumulation de sciure, nous avons tous accumulé un tel savoir.

Mener le «social» des paroles aux actes

Alors que l’un des objectifs des outils sociaux et collaboratifs et de favoriser la communication informelle pour faciliter l’échange de savoir, ce genre de savoir tacite, en général appris par la pratique ou de manière confidentielle entre pairs, n’est pratiquement jamais partagé. Lors d’un court échange avec Harold Jarche dans la Social Learning Community créée par Jane Hart (si vous êtes intéressé par l’usage des médias sociaux dans le travail et l’apprentissage, rejoignez-la si ce n’est déjà fait), j’ai appelé cela du Savoir Renégat, puisqu’il subvertit de toute évidence la structure des organisations. Paradoxalement, c’est également le type de savoir qui subvient aux manques et défauts des processus et procédures et fait que la machine continue à tourner.

Jamais documenté, presque jamais partagé ouvertement, le savoir renégat est pourtant une part importante du capital des organisations. Il est totalement productif, parce que directement relié à l’expertise des hommes, et a le pouvoir d’aider les entreprises à améliorer la manière dont elles opèrent. Par contre, lui permettre de circuler et le rendre explicite nécessite un très haut niveau de confiance et de résilience. Activer le pouvoir occulte du savoir renégat revient à retirer la dernière barrière entre croire savoir comment fonctionne une organisation et savoir comment les choses sont réellement accomplies. Tant que nous ne serons pas arrivés à ce point, la véritable entreprise collaborative existera beaucoup en parole et bien peu en action.

J’aimerais beaucoup connaître vos expériences, s’il en existe, et vos idées sur la manière d’utiliser le savoir renégat.

 

Posted in Francais, Vécu | Tagged , , , , , , , | Leave a comment